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Karitas
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Posté le: Dim 23 Avr - 16:24 (2017) Sujet du message: L'histoire de Fraeya Sacrebois |
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Vertepierre Conseiller Maradon Capitaine Sacrebois Une pluie légère, mais continue, semblait vouloir inonder la forêt. Malgré les nombreuses épaisseurs de feuillage qui cachaient le ciel gris, des torrents et des cascades ruisselaient sur les troncs des immenses arbres, transformant les sentiers en bourbiers. L'humidité imprégnait les moindres recoins des buissons, tandis que, par-dessus le clapotis des eaux, seuls quelques hullulements de hiboux effarouchés troublaient le silence. Les épaisses murailles de Vertepierre se fondaient à merveille dans ce décor sylvestre, recouvertes de lianes, de ronces et d'arbrisseaux, dont elle était en partie composée. A intervalles réguliers, des tours de guet s'élevaient aux côtés des chênes immenses, éclairées par de pâles chandelles. Du haut d'un de ces postes de surveillance, une sentinelle porta à sa bouche une corne de cerf torsadée. Le souffle rauque du signal fit s'ébranler les sous-bois. Debout au milieu du portail, de la boue collant ses bottes, le maitre de Vertepierre guettait l'orée de la forêt profonde. Sa cape tombait sur ses épaules, appesantie par la pluie intense. Les gouttelettes rampaient sur son visage mince et sombre, où le calme imperturbable le disputait à la rigueur d'une vie consacrée au service des autres. Il se permit néanmoins un sourire. Si ses invités arrivaient, il pourrait enfin retrouver la chaleur de ses halls. Vertepierre n'était pas une grosse cité, loin de là ; perdue dans les confins boréaux du grand continent, elle se dissimulait dans les épaisses forêts qui, de temps immémorial, recouvraient les montagnes et les rivages des terres émergées. Les Elfes étaient rares en ces latitudes, et le bourg représentait l'un des avant-postes les plus isolés de l'empire. C'est pourquoi la visite d'un messager de la reine était une occasion de célébration. Peut-être allait-il enfin avoir des nouvelles de la capitale. On racontait tant de choses sur les derniers événements. Dans ce lieu perdu, les nouvelles n'arrivaient qu'au compte-goutte. On murmurait des phénomènes à peine croyables, à propos de la Reine Eternelle, de nouveaux alliés et d'une rébellion.
Vertepierre n'était pas un noble, ce n'était que le modeste gouverneur d'une ville de province, habitué à ne compter que sur ses propres ressources pour survivre ; il avait combattu dans de nombreuses guerres contre les ennemis de son peuple, et les troubles récents, bien que de mauvais augure, ne l'inquiétaient pas outre mesure. Tout de même, la situation semblait se détériorer de jour en jour. Un état des lieux circonstancié ferait le plus grand bien.
Ces dernières semaines, les bois s'étaient remplis de bêtes étranges, et des caravanes de réfugiés Elfes avaient frappé à ses portes. Le gouverneur forestier ignorait si ces deux éléments étaient liés. Les fuyards à qui il avait offert asile étaient trop choqués par ce qu'ils avaient vu pour faire des rapports dignes de confiance. Ils parlaient de monstres crachant des flots de bile enflammée, de chauve-souris cauchemardesques et de massacres.
Ces gens n'étaient que des civils. Comment croire à leurs fables ? Vertepierre avait grand besoin de conseils. Et le conseiller Maradon était là pour cela, à n'en point douter. Quand il reconnut les claquements des pattes d'une panthère-de-sabre marteler le sol, il mit genou à terre, tout comme les deux soldats qui l'escortaient. Maradon était un vieux seigneur, un Elfe aux cheveux blancs comme les neiges d'Hyjal. Sa peau parcheminée transpirait l'âge et la fatigue de longues veillées à lire des parchemins. Son tigre de monte, une bête d'une taille colossale, était plus haut que la plupart des soldats qui gardaient l'enceinte de Vertepierre. Avec un feulement impressionnant, la bête apparut entre les troncs des arbres.
Maradon, comme à son habitude, voyageait avec une petite cour, qui formait comme un essaim d'abeilles autour de son tigre géant : serviteurs, archers, porteurs et concubines, les visages protégés de la pluie par d'épais manteaux à capuchons, marchaient en silence dans son sillage. Le vieil érudit, lui, portait une robe de fonction brocardée d'or et de pierreries, qui lui donnaient les allures d'un monarque. Il n'était pourtant qu'un noble de la cour, mais les bien-nés savaient faire sentir aux roturiers les différences de condition. Et Vertepierre n'était qu'un gouverneur de basse extrace, malgré les efforts de sa famille pour entrer dans les bonnes grâces des rois.
L'ambassadeur sauta de sa selle et se laissa glisser vers le sol, avec une grâce surprenante pour un Elfe de son âge. Cependant, ses souliers de satin ne heurtèrent point le sol délavé et boueux ; mais glissant à quelques centimètres de la bourbe du sentier, il marcha vers son hôte avec un grand sourire dans sa barbe blanche : "Ah, gouverneur ! Quel plaisir de trouver un abri digne de ce nom en ces régions perdues... -Soyez le bienvenu au fort de Vertepierre, répondit le forestier en inclinant la tête. -Oui, oui, je n'en doute pas, répondit le vieil Elfe en faisant un geste las de la main. Mes gens ont grand besoin de se sécher et de se reposer. J'espère que vous ne m'en voudrez pas si j'abrège les politesses ? -Point du tout, conseiller. Je comprends parfaitement, si vous voulez me suivre... Vos chambres sont déjà apprêtées. -Admirable, admirable, le félicita Maradon en hochant de la tête. Votre famille n'a jamais fait défaut à sa réputation de service dévoué à la couronne. -Servir la Reine Eternelle est ma plus grande fierté", répliqua machinalement le forestier. Tandis qu'ils traversaient la rue principale du bourg, en direction de la forteresse de roc qui surplombait la colline, plusieurs soldats se relayaient pour les éclairer de chandelles enchantées. La pluie, toujours, dévalait des cieux avec une monotonie alarmante. Le vieux conseiller ne put s'empêcher de rompre le silence en regardant les lourds nuages : "Sale temps, vraiment, j'espère que vous ne nous attendez pas depuis trop longtemps ? -Depuis une demi-journée, répondit le gouverneur sur un ton neutre. Il parait que le temps est mauvais dans le reste de l'empire aussi ? Enchaina-t-il. -Vous ne faites pas allusion au climat, je me trompe ? Ricana Maradon en glissant ses mains dans ses manches épaisses. -Non en effet ; nous avons reçus des rescapés d'embuscades, ici. On dit que la capitale a été attaquée. Je suis surpris que l'on ne nous ait pas fait envoyer chercher. En cas de danger, c'est mon devoir de protéger... -Vous vous faites trop de soucis pour bien peu de choses, éluda le vieil Elfe en secouant la tête sous son capuchon. Mais nous en parlerons près d'un feu, une coupe de vin à la main, si vous le voulez bien. -Si tels sont vos désirs... -Mes désirs sont ceux de la Reine Eternelle, rétorqua Maradon. -Il en sera fait comme vous voudrez, s'écrasa le forestier en se mordant la lèvre. -Vous êtes un brave serviteur, commenta le vieillard, satisfait. Depuis combien de générations servez-vous ? -Les Vertepierre servent nos bien-aimés souverains depuis plus de cinq siècles, votre excellence, répondit le gouverneur avec fierté. Ils ont bâti cette ville pour repousser nos frontières et surveiller les trolls Masque-d'écorce, à une époque où... -Passionnant, passionnant, dit l'autre en bâillant. Sommes-nous bientôt arrivés au sec ? -Bientôt, excellence."
Ils étaient arrivés au seuil d'une seconde enceinte de pierre qui, de ses trois mètres de haut, dominait la bourgade. Au-delà, la toiture violacée d'une grosse bâtisse, dans le plus pur style elfique, dardait ses hauteurs vers les cieux noirs. La nuit était à présent bien installée. Il tombait toujours des cordes. Les portes du château s'ouvrirent en crissant dans la boue épaisse ; deux Elfes en armure complète, armés d'épées fines, se postèrent de part et d'autres, tandis qu'une troisième s'avançait au-devant des arrivants. C'était, sans nul doute, la capitaine du bastion. Elle portait une armure en cuir lourd, doublée d'écailles de basilisque, et un glaive à trois lames était sanglé dans son dos. Un panache de plumes bleues ornait son cimier.
"Capitaine Sacrebois, approuva le gouverneur Vertepierre. Je vous présente le plénipotentiaire Maradon, qui nous vient de la capitale. Je vous le confie : veillez à ce qu'il ne manque de rien." Maradon, les mains toujours croisées, observa tour-à-tour le maitre des lieux et la capitaine Elfe, dont une joue était marquée d'une épaisse cicatrice ; après avoir mis un genou à terre, elle exécuta un salut militaire impeccable et fit signe au conseiller de la suivre. "Et vous, s'enquit le vieillard, vous ne restez pas ? -J'attends encore d'autres visiteurs pour ce soir, répondit Vertepierre, en inclinant la tête pour s'excuser. -D'autres visiteurs ? J'ose penser que ce n'est pas une coïncidence ? -Non, en effet... Votre arrivée va faire la lumière sur les ombres qui nous oppressent depuis des semaines. Les nouvelles ici sont si rares... Alors j'ai jugé bon d'inviter au banquet de ce soir nos alliés régionaux. -Des locaux ? Voilà qui promet d'être pittoresque !" Ricana l'émissaire, mais tout le monde comprit qu'il n'était guère ravi. Il n'en dit pourtant rien, et pivota vers la capitaine, qui l'attendait toujours, au garde-à-vous, parfaitement immobile : "Combien de printemps avez-vous, jeune fille ? -Cinq cents, votre excellence. -Vous avez déjà combattu, j'imagine ? Poursuivit le vieillard en tournant autour d'elle de son pas lent et flottant. -En effet, excellence, contre les Trolls et les Hurans. -Ce sont eux qui vous ont valu ce souvenir ?" Insista-t-il en effleurant du bout de l'index la joue balafrée. La jeune femme grimaça, jeta un regard circonspect au gouverneur mais ne broncha pas : "En effet, excellence. Voulez-vous faire sécher vos vêtements ? La flambée réchauffe déjà le réfectoire et les cuisines n'attendent que votre arrivée pour servir. -Parfait, parfait... J'aime votre entrain à être utile. Avez-vous une fille, capitaine ? -J... J'en ai une, excellence. Mais pourquoi... ? -Il faudra me la présenter à l'occasion. Il y a toujours de la place à la cour pour qui sait tenir sa place. Allons ! (Il claqua dans ses mains) Ne restons pas sous la pluie plus longtemps."
Vertepierre échangea un regard désabusé avec Sacrebois, qui n'avait visiblement pas envie de faire de sa fille une servante au palais royal. Mais l'heure n'était pas à la discussion. Tandis que la capitaine guidait le vieil Elfe vers le donjon de bois, le gouverneur redescendit la rue principale. Ses autres invités arriveraient d'une minute à l'autre ; et s'il aurait probablement payé de sa tête le fait de ne pas voir été là pour accueillir le messager de la Reine Eternelle, il n'avait pas pour autant envie de faire faux bond à ses alliés, dont le caractère ombrageux n'avait rien à envier aux caprices des courtisans !
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Karitas
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Posté le: Lun 24 Avr - 12:32 (2017) Sujet du message: L'histoire de Fraeya Sacrebois |
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Miel-de-neige
Fraeya Sacrebois
Chapitre 2
Cela faisait un peu de chemin depuis ses retraites montagneuses, mais Neige-de-miel répondait toujours aux invitations de Vertepierre. Comment refuser une offre de ce vieil ami, qui depuis de nombreuses générations, s'était montré un fervent défenseur de l'amitié entre Elfes et Furbolgs ? Et puis, les festins de Vertepierre étaient réputés dans toute la forêt. Miel-de-neige raffolait en particulier de son chevreuil aux airelles, et se léchait les babines d'avance. Comme à son habitude, le vieux chaman Furbolg voyageait en solitaire, dédaignant la protection que le chef du village lui avait offert. A quoi bon emmener des braves guerriers, quand les esprits de la Nature l'accompagnaient ? Le vénérable sentait la caresse discrète de la forêt tout autour de lui, le murmure des feux follets, les rires lointains des dragons-faës... Il était chez lui, il ne craignait rien.
Traversant d'un pas rapide les combes et les vallons qui barraient sa route, il s'appuyait sur une lourde hache à silex, qui lui servait aussi bien d'aide à la marche que de sceptre de cérémonie, quand le besoin s'en faisait sentir. Il approchait des cent printemps, un âge prodigieux pour ceux de son espèce ; en dépit de sa vieillesse, il jouissait toujours d'une force exceptionnelle, si bien qu'il avait couvert le gros du chemin en moins d'une journée de randonnée. Il avait la fourrure plus blanche que la lune dès sa naissance, une particularité qui avait été interprétée comme un signe divin dans sa peuplade sauvage. C'est pourquoi il était devenu un oracle respecté au sein des tribus des hommes-ours, comme en témoignaient les gri-gris, les colliers de plumes et les crânes d'oiseaux ornant sa ceinture. Parmi les nombreuses prérogatives qui lui incombaient, figurait aussi le rôle d'interprète avec les autres races. Heureusement, les Elfes se montraient plus raisonnables que les Trolls...
Un grondement menaçant retentit dans le sous-bois. Miel-de-neige s'arrêta net, humant l'air chargé d'odeurs boisées ; quelque chose rampait dans la forêt, une créature étrangère qui rompait l'harmonie. Il ferma un œil et haussa l'autre sourcil, demandant aux esprits sylvains d'éclairer sa vue. C'était bien inutile, car la bête sortit bientôt d'un bosquet, tous crocs dehors. Cela ressemblait à un hybride entre un sanglier et un molosse, avec une peau rouge sans fourrure, des sabots fendus et une crinière noire poisseuse. Impossible de distinguer des yeux dans la masse d'os compacte qui terminait sa tête. Miel-de-neige répondit à l'animal étrange par un grognement : "Je suis un serviteur des bois, bestiole. Mais toi, qui es-tu ? Tu n'es pas de nos forêts !"
La bête répondit par une stridulation qui glaça les sangs du chaman ; de l'échine de la bête se dressèrent bientôt une demi-douzaine de tentacules souples, terminés par des bouquets de crochets. Les fouets vivants se tournaient vers lui et réagissaient au moindre de ses mouvements, comme si chacun se terminait par un œil. "Qu'est-ce que c'est que ce... truc ?" Grommela le Furbolg en se campant sur le sol, les épaules relevées.
Il avait vu bien des choses dans sa vie, depuis la sorcellerie vaudou des Trolls jusqu'aux enchantements elfiques, en passant par les rituels des géants ; mais une telle abomination était quelque chose d'inédit. D'ordinaire, les liens qu'il entretenait avec la Nature permettaient au vieil oracle d'interpréter le comportement des animaux. Cette fois, il était perplexe. Il ne parvenait ni à comprendre les émotions de cette chose, ni à lire dans ses pensées. Mais il avait très bien compris à son attitude agressive qu'une attaque était imminente. Il para la charge de la bête d'un revers de sa vouge en pierre, qui envoya bouler la créature de côté, sur le ventre. Miel-de-neige enfonça sa lance dans l'abdomen de la bête, qui poussa un beuglement épouvantable. Le Furbolg retira son arme avec un grognement et l'éleva à nouveau ; il eut une seconde d'hésitation, n'osant pas porter le coup de grâce. Son incertitude laissa le temps au monstre de se reprendre. Avec une souplesse surnaturelle, et malgré la plaie béante qui répandait des flots de sang verdâtre, l'animal roula sur lui-même. Il se retrouva sur ses sabots et bondit droit vers la gorge du chaman avec un râle désespéré.
Cette fois, ce fut une patte griffue du Furbolg qui bloqua l'animal. Il décocha un coup de poing dans la mâchoire de l'animal qui roula à une dizaine de mètres, laissant de profonds sillons dans les feuilles mortes qui couvraient le sol. Cependant, les tentacules stridents avaient effleuré le bras du chaman, lui laissant une profonde brûlure au simple contact. Le chaman faillit tomber en avant et mit un genou à terre ; son bras gauche pendait mollement à son côté, zébré de balafres de mauvais aloi. Il avait l'impression d'avoir été drainé d'une grande partie de son énergie. Comment cette créature avait-elle fait ? Par quel prodige pouvait-elle dévorer la vie d'un simple toucher ?
Miel-de-neige n'avait pas le loisir d'épiloguer sur ce phénomène inexpliqué. La créature, à nouveau, revenait vers lui. Bien que saignant encore avec abondance, elle semblait ne pas s'en soucier, comme si elle s'était nourrie de son attaque précédente. Il sembla au Furbolg qu'elle souriait à présent, de toute la largeur de ses rangées de crocs. Un sourire sinistre et carnassier. A la seconde où le monstre allait bondir, ramassé sur lui-même, deux flèches fendirent l'air coup sur coup, se plantant l'une dans l'échine, l'autre dans la mâchoire inférieure. L'animal poussa un chuintement de frustration et tourna la tête de côté, agitant frénétiquement sa queue et ses tentacules cliquetants. Une troisième, une quatrième, puis une cinquième flèche sifflèrent avec une rapidité implacable, s'enfonçant toutes dans le crâne sans visage. Dans un craquement sourd, la carapace osseuse de la gueule se fendit, percée par les pointes acérées. La bête ignoble fit encore trois pas maladroits, puis s'effondra au milieu d'une mare d'un vert écœurant.
Le chaman reprenait peu à peu son aplomb, remuant avec précaution sa patte blessée. Il se remit debout et hocha de la tête en remarquant enfin sa sauveuse : une chasseresse Elfe se tenait accroupie sur une branche haute, dans un arbre à une vingtaine de mètres de lui. Les sentinelles Elfes étaient célèbres pour leurs talents de camouflage, même parmi les Furbolgs. Aux yeux de l'oracle, l'amitié entre leurs peuples n'avait jamais semblé aussi importante que ce jour-là. Il s'agissait d'une très jeune Elfe, à en juger par son visage ovale et ses oreilles plus courtes que celles des adultes ; elle portait une tenue légère en cuir, couramment portée par les éclaireuses et les forestiers, qui ne cachait qu'à peine ses courbes de femme ; du reste les habitants des provinces reculées faisaient moins de cas des modes vestimentaires que les Elfes des grandes villes. Ses cheveux étaient d'un bleu profond et son corps témoignait d'une vie saine et exigeante au grand air. Elle attacha tranquillement son arc à son dos, puis sauta de son perchoir, exécutant une révérence brouillonne en direction du chaman : "Long-voyant, mes hommages. Je me suis permise de vous assister dans votre combat, veuillez me pardonner."
Elle connaissait les usages Furblogs, et savait qu'interférer dans un combat pouvait être très mal vu, dans leurs sociétés martiales. Mais Miel-de-neige eut un rire nerveux et la rassura : "Je ne vous en tiendrai pas rigueur, assura le chaman. Il frotta son bras encore endolori, réprimant un frisson de douleur. Sale bête vraiment... Savez-vous de quoi il s'agissait ? -J'espérais que vous me le diriez", répondit calmement la jeune fille.
Elle s'approcha du cadavre bouffi, les mains dans le dos. La bête ne bougeait plus d'un pouce, mais elle était encore impressionnante. Le bosquet de tentacules ruisselait sur son corps comme une mauvaise plante. Une bave collante dégouttait de sa gueule ouverte et une odeur fétide empuantissait l'atmosphère. Fraeya Sacrebois arracha ses flèches à la dépouille en évitant de marcher dans les ruisseaux de sang vert. "Mais ça fait quelques temps qu'on en croise dans la région, expliqua t-elle en secouant la pointe de ses flèches pour en faire tomber l'ichor gluant. -Jamais vu une telle chose de ma vie, avoua le Furbolg. Et j'espère bien ne pas en revoir. -Certains voyageurs disent qu'elles viennent du sud, évoqua la sentinelle en regarnissant son carquois. Il parait que le coeur de l'empire en est davantage infesté. -L'empire elfique ? S'étonna le chaman, indécis. Voilà qui me rappelle d'étranges visions... -Des prophéties ? S'enquit la jeune fille, en considérant le chaman avec curiosité. -Des avertissements. Je viens justement pour en discuter avec votre chef de tri... Votre... -Gouverneur ?"
Le Furbolg hocha de la tête. "Il parait qu'un messager de votre capitale est arrivé. Je compte bien rejoindre Vertepierre avant la nuit. -Dans ce cas, je ferais bien de vous escorter, proposa la sentinelle. Comme vous le voyez, les routes ne sont plus sûres."
Miel-de-neige dodelina de la tête, accepta à contre-coeur, et emboita le pas à Fraeya, se maudissant de s'être fait sauver la vie par une gamine Elfe deux fois plus maigre que son bras. Une pluie dense commença à éclater, comme si le ciel aussi était maussade : décidément, tout dans cette aventure n'était que mauvais présage, songea l'oracle en suivant la leste fille.
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Karitas
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Posté le: Mar 25 Avr - 10:53 (2017) Sujet du message: L'histoire de Fraeya Sacrebois |
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La dame d'émeraude
Chapitre troisième
Alors que le torrent de pluie menaçait de transformer l'étroit sentier en torrent, les deux voyageurs poursuivaient leur route avec une indéfectible ténacité. Là où le Furbolg traversait les flaques d'eau, repoussait les bûches renversées ou endurait sans broncher les cascades d'eau glacée, la rapide sentinelle dansait devant lui, sautant par-dessus les obstacles, se glissant dans l'ombre des arbres géants pour profiter du moindre abri. Au bout d'une heure à peine de marche, ils durent tout de même ralentir leur allure face au déchainement des éléments. Le crépuscule déjà tombait : dans l'épaisseur des sous-bois, l'obscurité était soudaine. Le chaman appela plusieurs lucioles au bout de son bâton, et se servit de cet essaim comme d'une torche pour guider ses pas. Fraeya, elle, ne semblait pas incommodée par la pénombre, mais elle attendait patiemment son pesant ami. Au terme d'encore une demi-heure de progression, ils sentirent l'atmosphère se refroidir à un point tel que c'en était surprenant. L'eau qui s'accumulait dans les ornières prenait des teintes olivâtres, et les parties basses des troncs se couvraient de champignons spongieux.
Miel-de-neige étouffa un juron dans sa langue barbare, frappant de sa lance une des croûtes molles qui rongeaient l'écorce d'un vénérable chêne. Un essaim de petites mouches vertes s'en échappa dans un bourdonnement malsain. L'oracle les repoussa de la patte avec maladresse et ne put réprimer sa colère : "Par tous les esprits, qu'est-ce qui se passe ici ? La forêt est malade !" Fraeya hocha de la tête, l'air grave, en observant les alentours : les buissons étaient recroquevillés sur eux-mêmes, secs et noirs, aussi loin que le regard portait. L'herbe, roussie, pourrissait sur pied. La jeune Elfe gardait nerveusement les doigts serrés sur la poignée de sa dague, murmurant : "Quelle est cette malédiction ? Lors de ma ronde la semaine dernière, cette portion des bois était en parfait état..."
Le Furbolg gratta le sol d'une patte poilue, crachant à terre : "Même le sol est malade... Et ces marques, de quelle bête s'agit-il ?" Il tapota une série d'empreintes avec le manche de son bâton. Fraeya s'accroupit pour examiner les traces, sourcils froncés. "Il semblerait que ce soit une bête à quatre sabots. Son corps et sa queue ont laissé des sillons. Elle est lourde et rapide. Peut-être votre agresseur de tout-à-l'heure ? -Non, c'est une meute entière, commenta le Furbolg, en écartant des branches basses pour révéler d'autres séries d'empreintes. -Voilà qui est inquiétant, observa Fraeya, regardant la direction de la piste. Elles vont droit vers la cité. -Encore une bonne raison de presser le pas", commenta Miel-de-neige.
La jeune fille ne répondit rien et se remit en route à vive allure. Même si le bourg avait une enceinte sous surveillance continuelle, songer à ces animaux dénaturés rôdant près des habitations ne la mettait pas à l'aise. Oh bien sûr, il était probable que les gardes avaient déjà tué ces monstres. C'étaient tous des archers aguerris, habitués à ce genre d'imprévus. Elle faisait de son mieux pour se rassurer. Mais si un seul de ces carnassiers avait pu se glisser dans les murs, elle n'osait imaginer le carnage... Nombre des habitants de Vertepierre n'étaient que des civils ou des réfugiés sans défense. Si un Furbolg pouvait se trouver en difficulté face à ces animaux, les villageois pacifiques se feraient probablement tailler en pièces.
Quelques minutes de progression rapide les amenèrent jusqu'à un sentier plus large, presque une route, encaissée entre les racines des ormes géants ; la piste remontait la voie vers le bourg de Vertepierre, qui n'était plus distant que de quelques lieues. La pointe effilée d'une lance, encore ruisselante de sang noir huileux, leur barra le passage, terminée par la forme longue et bosselée d'un garde draconide. Les deux marcheurs s'immobilisèrent aussitôt, sur leurs gardes, hésitant sur la conduite à tenir. Les draconides n'étaient pas réputés pour leur ouverture d'esprit, et toute initiative malheureuse risquait de mener à un affrontement sommaire. Celui-ci était manifestement du Vol vert, à en juger par ses écailles de jade ; certes cette lignée-là de dragons n'était pas réputée la plus belliqueuse, mais les dragons n'étaient jamais des enfants de cœur. Le plus surprenant était de le trouver ici, bien loin de ses sanctuaires, à courte distance de la ville elfique. Fraeya envisagea les options à toute vitesse, tout en écartant les mains de sa ceinture, paumes ouvertes, en signe de bonne volonté.
Les draconides ne voyageaient jamais sans raison ; plutôt casaniers, ils ne quittaient leurs repaires que pour accomplir les missions de leurs maitres. Quel pouvait bien être son but, dans un territoire sous le contrôle des Elfes ? De plus, ces créatures étaient grégaires. Il n'était sûrement pas seul. La question était donc : s'agissait-il d'une patrouille en infiltration, ou d'une invasion en règles ? Comme si on n'avait pas assez de problèmes... Le garde à écailles agita sa lance dans leur direction, en claquant des dents et en éructant des mots gutturaux. Le draconique était une langue sauvage et claquante, que la sentinelle ne comprenait pas ; quant à l'oracle, s'il avait des rudiments, il peinait à déchiffrer assez vite, ce qui exacerbait l'impatience du butor : "Je crois qu'il nous demande de partir, estima le Furbolg en révélant ses babines. Je n'aime pas ces sang-d'écailles. -Dites-lui, s'il-vous-plait que je suis sur mes terres, et que j'aimerais savoir ce qu'il fait ici", murmura Fraeya, les mains toujours levées.
Elle gratifia le lézard géant d'un sourire gracieux, auquel l'autre répondit par un claquement de mâchoires peu avenant. Le Furbolg, néanmoins, commença à négocier, pesant ses mots, se raclant la gorge, alors que l'autre répondait du tac-au-tac. "Il dit que les affaires de sa maitresse ne nous regardent pas", expliqua Miel-de-neige. Je n'aime pas leur arrogance, à ces reptiles.
Le draconide fit un pas en avant et exécuta un demi-cercle avec sa pique, lacérant plusieurs fougères et lianes au passage, ponctuant son geste de trois interjections. "-Il veut vraiment qu'on s'en aille, interpréta le Furbolg. -J'avais compris..." Ironisa Fraeya, en cherchant le point faible de la créature. Peut-être une flèche dans la gorge... ?
Sur ces entrefaits, deux autres draconides remontèrent la route, depuis la direction de Vertepierre, apparaissant au tournant. Le plus gros des deux portait sur le dos plusieurs plaques de fer forgé, ainsi qu'un large bouclier représentant une larme verte stylisée. Dans sa patte, il trainait une hache d'une taille impressionnante. Dès qu'il aperçut le trio du Furbolg, de l'Elfe et de son corréligionnaire, il chuinta quelques mots avec son homologue, en fronçant les sourcils. Les deux plus petits draconides, celui qui l'accompagnait et celui qui barrait la route, étaient visiblement des subalternes. Leur chef gronda et leur siffla dessus en dardant une langue fourchue, puis il les congédia d'un mouvement de la tête. Enfin, se tournant vers les voyageurs : "Pas leur en vouloir, caqueta-t-il dans un elfique approximatif. Eux vouloir protéger maitresse. Avoir subi embuscade tout-à-l'heure. Forêts des Elfes mal gardées."
Il l'avait dit sur le ton de la satisfaction et non du reproche. C'était visiblement un officier, un guerrier puissant dont les écailles portaient les traces de nombreuses batailles ; un de ses yeux était vitreux, sans doute crevé par un ennemi il y a longtemps ; l'autre était calme et tranquille, jaugeant l'un après l'autre le chaman et la forestière. "Nous ne vous voulons aucun mal, assura Fraeya en baissant prudemment les bras. -Je le savoir, hocha le draconide. Elfes honorables. Furbolg quoi faire ici ? -Il a été invité par mon maitre, le gouverneur Vertepierre, annonça la jeune Elfe. Je réponds de sa conduite."
Le draconide à la hache sembla peser le pour et le contre, penchant la tête à gauche, puis à droite. Enfin, il claqua des crocs à un rythme soutenu, ce qui devait probablement être sa façon de rire : "Coïncidence amusante. Vous suivre, maitresse heureuse vous rencontrer, je croire."
Ils n'avaient pas vraiment le choix, aussi emboitèrent-ils le pas à l'impressionnant lézard. Le draconide ne parlait pas beaucoup, mais il avait une attitude détendue. Ils croisèrent plusieurs autres combattants de son espèce, cette fois sur leurs gardes, mais aucun n'esquissa un geste suspect.
Ils débouchèrent bientôt sur une scène de massacre. Une dizaine de créatures rouges, à sabot et crâne d'os, gisaient sur la route ou dans les fossés. Certaines avaient été lacérées, d'autres brûlées ou décapitées. Un sang vert épais se diluait dans les flaques un peu partout. Aux alentours, une quinzaine de draconides semblaient avoir établi un camp provisoire, les uns mangeant de la viande séchée aux pieds des arbres, à l'abri de la pluie, les autres se soignaient au moyen de sorts ou de pansements tirés de leurs paquetages. L'arrivée des visiteurs provoqua plusieurs gargouillis de méfiance.
Au milieu de cette asssemblée à écailles se tenait debout une jeune femme, une Elfe en apparence. Elle semblait jeune, presque autant que Fraeya. Elle avait des cheveux d'un vert étincellant, et une robe cousue de feuilles luisantes de rosée. Elle tenait un long bâton fleuri dans les mains et regardait en direction de Vertepierre, que l'on aurait pu apercevoir à travers le sous-bois, s'il ne pleuvait pas. Dès qu'elle entendit les pas s'approcher, elle se retourna avec souplesse et sourit : "Ah, lieutenant Barathan, je vois que vous nous ramenez des amis ? Leur avez-vous demandé s'ils étaient blessés ? Le draconide, confus, regarda le Furbolg et la sentinelle : "Vous êtes blessés ? -Barathan, Barathan, lui reprocha gentiment sa maitresse en levant un index faussement menaçant. Si tu ne te montres pas plus prévenant, comment veux-tu que nos relations avec nos voisins s'améliorent ?" Le draconide inclina la tête avec respect et baragouina des excuses. "C'est bon, c'est bon... pouffa la belle dame. Tu es un brave et un fidèle ami. Peux-tu rappeler nos patrouilleurs, à présent ? -A vos ordres, ma dame. Reprenons-nous la route ? S'enquit le lieutenant. -Oui, nous partons sur l'heure, répondit sa dame en perdant son sourire. Je ne veux pas faire attendre notre hôte plus que de raison. Nous sommes déjà en retard. -Vous êtes... Commença Fraeya. -Laëthe, protectrice de la Vallée d'émeraude, du Vol draconique vert, pour vous être agréable, finit la dame en s'inclinant. Bien, ne faisons pas attendre ce cher Vertepierre plus que de raison. J'ai constaté que la situation ici était pire que je ne le craignais. Ma petite escorte risque de s'avérer plus utile que je ne l'imaginais..."
Le Furbolg, la jeune Elfe et la dragonne échangèrent un hochement de tête inquiet, et tous reprirent la route, vers la cité de Vertepierre.
Dernière édition par Karitas le Mar 25 Avr - 17:15 (2017); édité 1 fois
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Karitas
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Posté le: Mar 25 Avr - 17:14 (2017) Sujet du message: L'histoire de Fraeya Sacrebois |
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Chapitre quatrième
A peine une heure s'était écoulée depuis qu'elle était revenue à Vertepierre, et Fraeya avait l'impression d'avoir vu une semaine s'écouler. Tout s'était enchainé très vite : les officiers avaient souhaité la bienvenue aux hôtes de marque, le chaman Furbolg et la délégation du Vol draconique vert ; tout s'était déroulé dans le calme et la courtoisie, bien que la tension était palpable. Certains des dignitaires locaux regardaient d'un mauvais oeil les coutumes frustes des Furbolgs, ou se méfiaient des réelles motivations des dragons. Pour autant, les lois de l'hospitalité furent respectées avec toutes les formes requises. En attendant le somptueux banquet qui devait leur faire honneur, les invités avaient été priés de se délasser dans leurs appartements. On avait mis plusieurs salles à leur disposition. Les draconides avaient décliné l’honneur qu’on faisait à leur maitresse. Ils s'étaient installés, sans aucune façon, dans la cour du château sylvestre, patientant sous la pluie. Tous les efforts des officiers pour les faire rentrer à l’abri s’étaient avérés vains ; alors, on les avait laissés là. Les rangs de leur petite troupe impressionnaient les serviteurs qui allaient et venaient dans l’enceinte, et observaient leur posture hiératique. Insensibles au froid ou aux éléments, les guerriers d’émeraude ressemblaient à des statues de pierre.
Fraeya avait vaguement compris que le plénipotentiaire de la reine était déjà arrivé, et que l'on comptait bien lui rendre hommage en déployant toutes les ressources à disposition du château. En traversant le hall principal, elle avait aperçu un grand type aux cheveux blancs, dans un costume d'apparat richement décoré. Il était alors en grande conversation avec une mystérieuse femme au masque baroque. C'était sans doute lui ; ce vieillard n'était jamais venu à Vertepierre auparavant. Elle ne s’était arrêtée qu’une seconde pour observer le vieil Elfe. Celui-ci avait tourné la tête vers elle et glissé ses yeux sur son corps avec un sourire lascif absolument détestable. Elle réalisa soudain que sa tenue de coureuse des bois n’était peut-être pas appropriée. Elle s'était empressée de tourner les talons et d'échapper à sa curiosité déplacée. Elle crut l'entendre prononcer des paroles, peut-être l'appelait-elle ? Et qu'aurait-elle dû lui dire ? Lui demander d'arrêter de la déshabiller du regard ? Peut-être bien que tout le monde devait honorer ce triste sire. Elle n'en avait cure ; qu’est-ce qui l’obligeait à faire des ronds de jambe ? Elle n’était pas une bien-née, elle. Après ses randonnées, elle n'avait que deux envies : retrouver sa mère et un bon lit. Elle avait d'abord fait un rapport concis de son tour de surveillance dans l'arrière-bois, présentant aux lieutenants la situation inquiétante, situation que d'autres éclaireurs confirmaient d'ailleurs. Après quoi, elle s'était rendue dans sa chambrée, où l'attendait déjà sa mère.
C'est elle qui la prévint qu'elle devait encore se donner en spectacle. C'était plus qu'il n'en fallait pour la faire éclater : "Je n'en ai aucune envie ! Je rentre de mission, je suis fatiguée et... -Tout le monde ici est fatigué ma chérie. Est-ce une raison pour se dérober à notre devoir ?"
La mère de Fraeya, Nareya Sacrebois, portait toujours son armure de guerre, mais elle l'avait délestée de ses lourdes épaulières ; un long tabard recouvrait son buste, décoré d'une écharpe en soie, ce qui lui donnait presque un air aristocratique. Elle avait toujours su apporter une touche de raffinement sans en faire trop. Tout le contraire de sa fille, qui négligeait sa tenue et son apparence, dont elle se moquait comme d'une guigne. Faisant les cent pas dans sa chambre, la jeune Elfe contenait sa colère avec peine et cogna son poing contre le mur en chêne. Elle tourna la tête vers sa mère, grinçant entre ses dents : "Qu'est-ce que le devoir a à voir là-dedans ? Il ne s'agit que de frivolités ! -Les frivolités font partie des obligations de la cour. -Mais nous ne sommes pas à la cour impériale, mère ! Protesta la jeune fille. -Ce soir, il faut faire comme si, insista la capitaine en posant les mains sur ses épaules. Misère, tu as encore des feuilles dans les cheveux et ta coiffure est détrempée... Tu n'es pas présentable ! Seras-tu seulement prête avant le dessert ? -Eh oh ! Je reviens tout juste de mission !" S'écria Fraeya en secouant les épaules pour se dérober à son étreinte. Elle balança son carquois dans un coin de la pièce, envoya son arc sur son lit et désangla sa ceinture en maudissant tous les esprits des anciens. "Tu ne seras pas toute seule, il y aura tes amies aussi... -Ce sera quand même une corvée ! -Ecoute, on compte sur toi ce soir. Tu es fatiguée, je sais, mais je ne t'ai pas apprise à t'apitoyer sur ton sort. Qu'est-ce que c'est que ces caprices ?"
Fraeya avait croisé les bras et regardait d'un œil noir la pluie ruisseler sur le bord de la fenêtre. Elle observa sa mère en coin, presque convaincue. La dernière chose dont elle avait envie, c'était de faire de la peine à la seule famille qui lui restait. Elle aurait voulu que sa mère la félicite pour sa mission rondement menée, mais les compliments étaient rares, de la part de la capitaine. Trop rares. "Mouais..., maugréa Fraeya. -Essaie de me rendre fière, tu veux ? Et demain, tu auras un jour de congé. Je demanderai aux lieutenants qu'ils te laissent te reposer. -Je n'en ai pas besoin, refusa Fraeya. C'est juste ce... ce type qui... -Quel type ? -L’émissaire… -Tu as vu maitre Maradon ? -Je crois… Très brièvement. Je ne l'aime pas. -Moi non plus, avoua Nareya en remettant une mèche des cheveux de sa fille en place. Mais tu n’as pas besoin de l’aimer. Ecoute, tu n'auras qu'à oublier l'assistance et te concentrer sur ce que tu fais… -Hmmm... -D'habitude, quand tu t'y mets, tu t'amuses bien, lui rappela encore sa mère. Ferme les yeux et efface le reste de ton esprit. -Il ne peut pas attendre demain ? Tenta encore Fraeya. -Non, il ne peut pas. Ecoute, ma chérie, ça suffit. Considère cette requête comme un ordre du gouverneur. Ni toi ni moi ne devons le discuter. -Attends-voir… Les ordres ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qu’est-ce que tu me caches ? -Maitre… Maitre Maradon a souhaité expressément faire ta connaissance, éluda la capitaine. Au moins, de cette manière, tu ne seras pas assise à ses côtés. Allons, lave-toi en vitesse, si tu veux être prête.
La jeune Elfe s'abstint de commentaires, mais réprima un frisson de dégoût. Quoi, ce vieux bouc s'intéressait à elle ? Beurk ! Il faudrait vraiment qu'elle se fasse violence... Mais on ne discute pas les ordres. Les envoyés de la reine jouissaient d'une influence considérable, une rebuffade aurait fait courir un risque d'exil, voire de condamnation à mort, à elle et à sa mère. La mort dans l'âme, Fraeya procéda à une toilette circonspecte, entreprit de recolorer ses tatouages dont plusieurs commençaient à pâlir, puis elle enfila sa plus belle robe - celle en soie enchantée, pour les grandes occasions. Elle était occupée à nouer les derniers flots dans ses cheveux, assise au bord de son lit, quand sa mère revint lui apporter son aide. La capitaine Nareya contempla un moment la jeune femme dans la fleur de sa jeunesse, un sourire triste sur les lèvres : "Ton père aurait aimé voir ce que tu es devenue. Tu es splendide, tu sais. -Peu m’importe. -Mais tu ne t'es pas teint les cheveux ? S'étonna son aînée en égalisant les pans du ruban qui ornait son chignon. Tu es tellement plus jolie avec une chevelure mauve ! Le violet rehausse tes yeux. -Que va-t-il se passer ensuite ? Demanda Fraeya, d'une voix pincée. -Ensuite ? Je suppose que le plénipotentiaire retournera à la capitale. -Tu sais très bien ce que je veux dire, s’énerva Fraeya. Pourquoi il s’intéresse à moi ? -Il… Je ne sais pas. Peut-être un caprice. Cela lui passera sûrement avant qu’il reparte. -Qu'est-ce qui se passera s'il veut m'emmener avec lui ?"
Narelya ne répondit pas tout de suite. Elle écarta ses mains tremblantes des cheveux de sa fille, évitant son regard. Elle redoutait cette question. Son cœur battait la chamade. Perdre sa fille adorée ? Elle aurait préféré être mangée par les Trolls. Elle inspira et expira lentement, puis, d'une voix monocorde, elle murmura : "C'est un grand honneur pour une roturière d'être reçue à Zin-Azshari ; tu verras des merveilles insoupçonnées ; tu côtoieras la plus brillante civilisation d'Azeroth. Jamais les Sacrebois n'ont eu l'occasion d'y mettre les pieds, tu sais. -Je m'en moque ! Répliqua la jeune Elfe. Je veux vivre ici, à Vertepierre ! Avec toi, sur nos terres..."
Fraeya secouait la tête et s'entêtait, comme toujours. Sa chère fille était si entière, si fougueuse. Plus le temps passait et moins Nareya parvenait à la canaliser. Les longues missions dans les bois n'étaient qu'un moyen de mettre de la distance entre elles, puisqu'elles ne se comprenaient plus. La capitaine essaya néanmoins, une dernière fois, de la ramener à la raison : "Essaie de voir le bon côté des choses, ma chérie... -Père n'aurait jamais accepté sans rien dire ! Lança la jeune fille en se levant de son lit. Il aurait voulu que je reste ici !"
Elle faisait maintenant face à sa mère, dont le masque imperturbable commençait à se briser ; la jeune Elfe sentit qu'elle avait fait mouche et elle enfonça le clou : "Il m'aurait défendu, lui ! -Ne mêle pas ton père à cette histoire ! S'il était avec nous, il se serait exprimé lui-même ; mais il n'est plus là, alors laisse sa mémoire en paix ! -Il faut bien que je le fasse parler, siffla Fraeya, hors de ses gonds. Toi tu ne dis rien : tu t'aplatis, tu laisses vendre ta fille ! -Parce que tu crois que ça me fait plaisir, peut-être ? Cela me répugne autant que toi, mais moi je sais rester à ma place ! -Oh, bien sûr, le devoir, les ordres ! Si tu étais sortie du rang ce jour-là, père ne serait pas mort et il serait là pour me défendre !"
Fraeya quitta la chambre en claquant la porte, en coup de vent. Des larmes brûlantes coulaient sur ses joues, qu'elle essuya avec rage d'un revers de manche, laissant du maquillage sur sa robe neuve. Elle fit deux pas dans le couloir sombre, rouge, éclairé par les rangées de torches. Elle était si occupée à retenir ses propres sanglots qu'elle n'entendit pas ceux de sa mère derrière la porte. Elle n'entendit pas non plus les pas du passant qui, derrière elle, l'observait à la dérobée ; celui-ci trancha néanmoins le silence : "Pleurer ne résout jamais rien, petite."
Le ton était ferme, mais avait des accents de sincérité. Fraeya réprima un sursaut de surprise et se retourna, faisant virevolter les voiles qui s’enroulaient autour de son corps. Devant elle se tenait un Elfe d'un âge indéterminé, légèrement penché en avant. Il était de haute taille, drapé de la tête aux pieds d'un long manteau tombant, qui cachait presque toute sa stature. Dans la lumière rare du corridor, elle ne distinguait rien de son visage, à part un nez droit et quelques mèches de cheveux d'un noir de jais. "Mais ça soulage, bafouilla-t-elle en ravalant ses pleurs. Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous faites ici ? -Je viens au banquet, bien sûr, répondit l'autre. Le gouverneur a la bonté d'inviter à sa table une dizaine des réfugiés qu'il a accueillis, en signe de partage. -Ah... Tant mieux pour vous..."
La jeune Elfe retrouva peu à peu ses esprits, en regardant le grand vagabond passer à côté d'elle. Il y avait dans la voix calme et profonde de ce mendiant quelque chose de rassurant. Elle se rappelait l'avoir vu une semaine auparavant, quand il était arrivé au bourg. Elle n'avait pas encore vu son visage, mais il trainait souvent dans les couloirs à la nuit tombée. Malgré ce comportement étrange, il ne causait jamais d’ennuis. Il semblait à l'aise, comme chez lui. Il ne dérangeait personne, et passait inaperçu au milieu des autres résidents. Elle l’avait sans doute croisé plus d’une fois ces derniers-temps, sans y prendre garde ; mais elle eut le sentiment que lui s’en souvenait. C'était la première fois qu'elle entendait sa voix. Comme il s'éloignait d'un pas silencieux, elle ne put s'empêcher de l'apostropher : "Vous ne pleurez jamais, vous ? -J'ai arrêté, répondit-il sans se retourner. Maintenant, j'agis."
Il y avait dans cette phrase quelque chose de mystérieux. Pas une menace, mais une promesse. Elle avait la sensation folle que, de cet étranger qu'elle ne connaissait pas, elle pourrait obtenir le secours dont elle avait tant besoin. Peut-être son père lui manquait-il vraiment, elle qui ne l'avait qu'à peine connu. Peut-être voulait-elle s'accrocher désespérément à une figure paternelle. "Ils veulent... L'ambassadeur veut m'emmener, s'étrangla-t-elle, d'une voix pleine d'angoisse. Aidez-moi..."
L'Elfe drapé dans son manteau fit encore deux pas, puis s'arrêta. Il tourna la tête vers elle ; dans l'ombre du couloir, ses deux yeux se mirent à luire d'une couleur indéfinissable, d'une flamme d'une intensité surnaturelle. Jamais elle n'avait vu des yeux pareils. Elle réprima un frisson de surprise et, par instinct, s'enlaça de ses bras, comme pour se rassurer. Les voilages de sa robe faisaient comme un linceul transparent sur son corps frissonnant. L'étranger revint vers elle avec une lenteur calculée, projetant une ombre gigantesque sur les murs. Il articula des mots dont elle comprenait le sens, mais mesurait avec difficulté la portée : "De quoi as-tu peur ? De perdre ta dignité ? De ne plus revoir tes amis ? -N… Non… Ce n’est pas ça ! -Alors qu’est-ce qui t’effraies tant que ça ? N’as-tu pas une destinée ? Une place à tenir ? -Je veux être libre ! Bégaya-t-elle. -Libre, vraiment !" Ricana-t-il, son visage maintenant éclairé de la bouche au menton. Il découvrit une dentition impressionnante, des crocs plus étincelants que les étoiles. Etait-ce un sourire, ou du dédain ? "Oui, je veux être libre ! Répéta-t-elle. -La liberté a un prix, petite. En es-tu consciente ? Je ne peux pas te l'offrir : c'est à toi de la payer - avec ton sang et ta vie s'il le faut."
Il marqua une pause.
"Pas avec des larmes."
Et il la quitta, la laissant face au choix qui déciderait du reste de sa vie.
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Karitas
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Posté le: Jeu 27 Avr - 14:15 (2017) Sujet du message: L'histoire de Fraeya Sacrebois |
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Le Hall de Vertepierre
La courtisane masquée
Chapitre 5
La salle du banquet tenait aussi lieu de salle d'armes, de lieu de réunion, ou d'arène couverte, selon les besoins du moment. Pour l'occasion, ce soir-là, des tables basses avaient été disposées en forme de lune, autour desquelles de nombreux coussins avaient été éparpillés. Le plus souvent, le confort n'allait pas plus loin, cependant cette fois, le gouverneur Vertepierre avait redoublé d'ingéniosité pour habiller la pièce. Des draps de tissu transparent, maintenus par des piquets, formaient des baldaquins improvisés. Le plafond, en forme de cale de navire renversé, était soutenu par des poutres massives en chêne : autour de chaque madrier, plusieurs guirlandes de lierre et de fleurs faisaient des rideaux ravissants. Sur des petits pupitres, on avait disposé des coupelles remplies d'eau de rose, ou de parfums épais qu'une mèche faisait brûler. Le long des murs, des serviteurs immobiles, portant de longues robes de cérémonie de satin noir rehaussé d'argent, tenaient dans leurs mains des torches ; les flammes projetaient sur la pièce une lumière chaude, changeante. Entre deux porte-flambeaux, un autre page gardait un étendard aux couleurs de l'empire. Dans un coin de la pièce, la capitaine Nareya Sacrebosi, deux poignards glissés dans la ceinture, supervisait les allers et retours du personnel, la mine pensive. Sur les nappes, des plats fumants, des hanaps remplis de boissons liquoreuses, des corbeilles de fruits et de pâtisseries dégageant des parfums sucrés.
Les convives, déjà, avaient pris place au hasard, les uns à gauche, les autres à droite. Seules les places du milieu étaient réservées - pour l'essentiel par les officiers et les invités de marque. Vertepierre était assis en tailleur sans faire de manières, habillé dans un costume sans fioriture. Il écoutait l'ambassadeur parler, tout en surveillant du coin de l'oeil le bon déroulement de la soirée. Près de lui, à sa droite, l'ambassadeur Maradon discourait sur les bienfaits des récentes découvertes de la cour ; il parlait d'une voix enthousiaste, étonnamment enjouée. Il portait un costume richement décoré d'or, de brodequins, de rubans. A la propre droite de l'émissaire, la mystérieuse femme masquée, qui ne le quittait jamais, était nonchalamment installée contre lui. Son masque de velours, savament ajusté sur son visage, lui faisait comme une seconde peau et la décorait d'écailles, de plumes et de bijoux d'argent. Il devait être enchanté car ses yeux luisaient tels deux puits de sang. Elle gardait la tête posée sur l'épaule de son maitre, et elle semblait boire ses paroles avec une admiration lascive. De l'autre côté du gouverneur, la dame d'émeraude, Laëthe, ne semblait leur prêter qu'une oreille distraite, occupée qu'elle était à regarder la disposition des lieux, où à s'assurer que le Furbolg Miel-de-neige ne dévorait pas son assiette. Le chaman, en effet, faisait honneur au repas, attrapant tout ce qui passait à portée de ses grosses griffes, tout en échangeant des sourires polis aux serviteurs et en essuyant la sauce de son menton poilu, d'un revers de patte.
Les autres invités n'étaient pas des dignitaires : marchands de passage, bourgeois de la ville et petits artisans se mélangeaient et trinquaient aux deux autres tables, tout en écoutant avec attention les discours échangés par leurs supérieurs. Les débats allaient bon train, à haute voix, sans aucune discrétion, tant il était vrai que les Elfes n'aimaient pas la dissimulation ou les complots. Du moins ainsi vivaient-ils dans les provinces frontières. L'ambassadeur, tout en attrapant distraitement un gobelet de vin entre deux ongles parfaitement manucurés, s'enthousiasmait à décrire les merveilles dont il avait été témoin : "Les progrès en magie ne cessent de repousser les limites de nos connaissances ! Figurez-vous que les mages de la cour ont, tout récemment, confirmé l'existence d'autres mondes que le nôtre, des royaumes entiers cachés derrière la trame du Néant distordu... -Voilà qui ouvre des possibilités d'exploration infinies, commenta Vertepierre. -Vous n'imaginez même pas les implications de ces avancées, l'assura l'ambassadeur. Figurez-vous que la plupart de ces mondes sont habités ! -Habités ? Par des Elfes ? S'étonna Vertepierre, un brin incrédule. -Non, pas à ce qu'il parait, dénia Maradon. -Des Furbolgs ? S'enquit le chaman de l'autre bout de la table, en déglutissant pour avaler la moitié d'un faisan. -Par Azshara, sûrement pas ! Rétorqua Maradon avec une moue d'horreur. En revanche, la plupart de ces peuples sont primitifs et sans imagination. Mais ce n'est pas le cas de tous... Non, figurez-vous que certains de ces peuples sont évolués, à un point tel qu'ils égalent la splendeur de notre race... -La chose n'est pas impossible, sentencia Laëthe, en plissant le nez avec amusement. Même sur Azeroth, on peut trouver des espèces d'un niveau supérieur. -Oh, vraiment ? Se vexa Maradon. Je suppose que vous pensez à votre propre race... -Pour commencer, sourit Laëthe. -Votre race est brouillonne, balaya Maradon d'un geste de la main, tout en laissant sa courtisane lui glisser un grain de raison entre les crocs. Non, vraiment (il croqua le grain), si vous étiez si avancés, n'auriez-vous pas été les premiers à rencontrer la Légion ?"
Laëthe haussa les épaules, se désintéressant de la conversation pour rabrouer Miel-de-neige, qui venait de planter une griffe dans l'assiette de la dragonne, pendant qu'elle s'était tournée. Vertepierre, cependant, était intrigué par la dernière déclaration de l'ambassadeur : "De quelle Légion parlez-vous ? Cette mystérieuse race évoluée ? -Non pas une race, mais une fédération de peuples aussi divers que variés, tous unis dans un seul dessein : unifier l'univers dans une paix éternelle et glorieuse. -Vaste projet, ricana Laëthe, encore occupée à réprimander le vorace Furbolg. -Un projet qui devrait vous intéresser aussi, commenta Maradon. A ceux qui les rejoignent, la Légion promet puissance et vie éternelle. La reine Azshara a elle-même rencontré le chef de cette glorieuse fraternité. On dit qu'ils se sont beaucoup plu et qu'un mariage sera bientôt célébré... -La Reine éternelle ? Fit Vertepierre en haussant les sourcils. Elle aurait trouvé quelqu'un à sa mesure ?"
Il y avait de l'ironie dans sa question, mais Maradon, trop emporté par son discours, ne parut pas le remarquer.
Pendant ce temps, en face des tables, derrière des panneaux de bois glissants, se préparaient les jeunes filles. Autour d'elles, les serviteurs, les accessoiristes, les arcanistes se préparaient à jouer leur rôle, échauffant leurs mains, ajustant l'angle des bougies ou les abat-jours en feutrine. Fraeya, par une fente à peine perceptible entre deux planches, observait la disposition des spectateurs dans le grand hall, guettant avec anxiété le mystérieux mendiant. Il n'était toujours pas arrivé ? Où pouvait-il bien se cacher ? Ah, enfin elle le reconnut, assis à un bout d'une tablée, mangeant avec lenteur de toutes petites bouchées. Elle l'observa avec curiosité, se demandant s'il s'attendait à la suite. Peu importe en vérité, puisqu'elle avait de toute façon pris sa décision. Elle ne danserait pas pour obéir à sa mère ou au gouverneur, ni pour procurer du plaisir à ce vieux porc d'émissaire. Elle le ferait uniquement pour cet étranger, pour lui prouver qu'elle avait compris ce qu'il voulait dire.
"Arrête, Fraeya, gronda une de ses amies, en poussant le panneau pour refermer l'embrasure. On va finir par te voir ! -Excuse-moi, Nalys, marmonna Fraeya en secouant la tête. -Et arrête de te tordre les doigts ! Bon sang, qu'est-ce qui te prends d'être si nerveuse ?" Demanda Callie, posant une main sur son épaule. -Rien, je... C'est tout ce monde... -Alors là, je ne te comprends pas, s'étonna Nalys. On a déjà fait la Danse des trois nuits plus de dix fois devant toute la ville... A moins que ce ne soit l'envoyé de la reine qui te mette dans un pareil état ? -Il ne m'intéresse pas, répliqua Fraeya d'une voix neutre, cachant avec difficulté la colère qu'elle sentait monter en elle. -Eh bien trouve un moyen de retrouver ton sang-froid, en tout cas, la gronda son aînée, sinon ton morceau sera raté."
Nalys Douce-Aurore, et Callie Plumétoile étaient les deux meilleures amies de la jeune Elfe. Nalys Douce-Aurore avait une chevelure d'un blanc étincelant, ce qui pouvait tromper ; c'était la plus mûre des trois, mais elle fleurissait encore de toute la beauté de sa jeunesse, dépassant Fraeya d'à peine deux siècles. Malgré la différence d'âge, elle adorait ses deux complices, qu'elle considérait comme ses sœurs. On disait qu'elle aurait pu facilement se marier, si elle s'était moins consacrée au culte de la déesse Elune. Callie Plumétoile, la plus jeune du trio, avait un tempérament bouillant qui faisait passer Nareya pour une vieille rombière coincée, en comparaison. Toujours encline à jouer des mauvais tours ou des farces, il n'y avait que la cérémonie des Trois nuits qu'elle prenait au sérieux. Elle était joyeuse, fraiche et enjouée, s'efforçant de dérider ses deux aînées quand le chagrin ou l'inquiétude les minait. Elle voulait partir en tournée dans le nord du continent, visiter tous les peuples et elle promettait d'emmener un jour ses amies dans son grand voyage, dont elle repoussait toujours la date sous des prétextes quelconques.
"C'est bientôt à toi Callie, lui rappela Nalys d'un ton sévère, tout en rajustant les sangles du bustier de sa cadette. Reste bien dans la mesure, et évite de brûler quelqu'un cette fois ! -Ne t'inquiète pas, pouffa l'ingénue, à t'entendre on croirait que j'ai brûlé la forêt la dernière fois. -Ce n'était pas si loin !" Rit Nalys, radoucie. Fraeya esquissa un sourire discret. La bonne humeur de ses amies la déridait un peu, leurs rires étouffés, de crainte d'être entendues de la salle, avaient quelque chose de précieux. C'était une joie de vivre, une délicatesse et une quiétude qui lui avaient manqué. Les solitudes des randonnées dans les bois étaient parfois une punition. Elle résista à l'envie d'écarter encore les panneaux pour jeter un regard dans la pièce. Mais c'était trop dangereux : les musiciens avaient pris leurs places et les arcanistes invoquaient déjà des rubans de mana entre leurs doigts. Elle s'écarta doucement du centre des panneaux, se glissant dans les ombres des coulisses. Callie était désormais seule derrière la paroi de planches de bois : elle jeta à ses comparses un clin d'œil confiant, et s'étira avec nonchalance, certaine qu’elle était de faire son petit effet.
A la table principale, Maradon poursuivait son exposé lyrique sur les événements de Zin-Azshara : "... Et la cité n'a jamais été si remplie de prodiges : à chaque rue se dressent de nouveaux monuments, signes manifestes du destin formidable qui attend Azeroth. Absolument ! C'est une nouvelle ère qui s'ouvre pour les Elfes, et pour Azeroth toute entière. Ah, j'aurais aimé que vous eussiez été là quand s'ouvrit le portail qui fit venir ces admirables conquérants des étoiles... -Conquérants ? Tiqua Vertepierre, soudain sur la défensive. -Ah ! C'est qu'il y a des peuples assez stupides pour refuser leur offre généreuse... -Une nouvelle ère ? Railla Laëthe, perplexe, en secouant la tête. Il faudrait déjà rester fidèle à ses origines avant de se lancer vers un avenir nébuleux... -Seuls les lâches et les faibles ont peur de l'avenir, persiffla Maradon, le regard mauvais. -En parlant de passé et d'origines, répondit Vertepierre, il y a une tradition que nous voudrions vous montrer, ambassadeur, les interrompit le gouverneur. -Une coutume locale ? Rit Maradon, jetant un regard goguenard à sa courtisane. Pourquoi pas après tout ?"
Vertepierre fit un signe de connivence à ses officiers. A l'instant même les porte-flambeaux éteignirent leurs brandons, plongeant les lieux dans une pénombre opaque. Les conversations se tarirent pour devenir des chuchotis, puis trois coups de bâton résonnèrent dans un silence bientôt religieux.
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Posté le: Jeu 27 Avr - 14:15 (2017) Sujet du message: Publicité |
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Karitas
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Posté le: Mer 3 Mai - 14:30 (2017) Sujet du message: L'histoire de Fraeya Sacrebois |
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Chapitre sixième
Il n'y avait d'abord rien, sinon le grondement sourd des peaux tendues sur les tambours, le martèlement régulier d'une centaine de mains sur le cuir tanné. L’écho des notes vibrait comme le battement du cœur du monde, la palpitation primitive, dans les ténèbres de la première nuit. La noirceur totale de la pièce, l’odeur persistante des fumées âcres, le roulement profond des instruments installait une atmosphère prenante. Le grondement, d'abord craintif, presque inaudible, s'amplifia jusqu'à faire résonner les poutres du toit.
Puis, dans un crépitement d'étincelles, plusieurs flammes s'élevèrent, comme crachées depuis les chauds recoins de l'obscurité, sans que personne ne puisse dire quelle en était la source. Deux, trois, puis bientôt une dizaine de flèches ardentes montèrent joyeusement vers le plafond. Les flammèches s'élevaient, sans ordre apparent ; puis, à mesure que les flammes, petit à petit, se succédaient, elles retombaient en guirlandes d'or, d'ocre et de pourpre, s'éteignant au contact du plancher, juste avant de le toucher.
Se découpant au milieu des rideaux d'étincelles, une silhouette se détacha bientôt sous les yeux fascinés des spectateurs ; c’était celle d’une jeune Elfe, d’abord immobile et tendue, les bras levés. Elle était apparue, soudain, au milieu de la pièce, mais rien n'avait annoncé son arrivée ; elle était née de la flamme et de l'ombre, promesse de vie et de mouvement arrachée aux puissances désorganisées du chaos primal.
Voilà que la figure se mit à évoluer, se déhanchant au rythme des flammes, dansant à droite et à gauche, portée par les roulements des tam-tams, sautant à chaque coup, rebondissant à chaque note ; des voiles transparents virevoltaient autour d'elle, accompagnés des explosions de feu ; mais les braises ne l'atteignaient pas, elle glissait entre elles, aucune luciole ne l’atteignait.
C'était le corps d'une femme harmonieuse, une Elfe rapide et souple. Plutôt petite, sa taille était sublimée par les jeux d'ombre, auréolée des flammes crachées par les ténèbres. On ne pouvait l’évaluer avec précision, car elle se dérobait aux regards à chaque explosion de feu, sautant d’un bout à l’autre de la pièce avec une grâce mesurée. On ne l'apercevait qu'à moitié, elle se dissimulait dans la pénombre pour mieux en sortir, chaque fois que les tambours, par une nouvelle série de claquements, annonçaient un nouveau salto.
Ce manège dura un moment, jusqu'à ce que soudain, tournant et tournant sur elle-même, Callie – car c'était bien elle – finit par faire perdre la tête aux spectateurs ; ils étaient subjugués par ses mouvements, incapables d’appréhender ses déplacements ou de prévoir ses soubresauts. Dans un rugissement de percussions et des explosions pyrotechniques impressionnantes, elle sauta en l'air pour accompagner le bouquet final ; l'instant d'après, elle avait disparu et les tambours étaient silencieux. Seule une note grave, lointaine, ténue, persistait dans l'air, accompagnant les dernières retombées de feu ; la danseuse avait quitté la scène, et quand les dernières lumières rouges, tombant comme une neige embrasée, touchèrent le sol de bois, la musique s'éteignit aussi.
Il y eut un bref instant de flottement, durant lequel quelques-uns applaudirent ou échangèrent des mots ; l'ambassadeur, la moue désabusée, claqua deux fois dans ses mains, tandis que, ravalant une bouchée de chevreuil, Miel-de-neige grommelait qu'il avait vu mieux dans sa tribu. La « danse des trois nuits » était une de ces traditions que les Elfes, les Furbolgs et même les trolls partageaient, un art sauvage qui remontait aux origines de la civilisation. La première danse, celle du feu primordial, venait de s’achever ; voyant que la lumière ne revenait pas, l'assemblée retrouva bientôt le silence, certains souriant déjà en devinant le prochain morceau.
L'instant d'après, les accords élevés de flûte surprirent l'assistance ; plusieurs dames bondirent de leur chaise et les oreilles effilées se dressèrent sur les têtes ; les vieux habitants de Vertepierre avaient déjà assisté plusieurs fois à ce numéro, et s’y étaient préparés, s’amusant de l’étonnement des plus jeunes ou des invités. Tous entendirent comme les murmures d'une lointaine forêt remplie d'oiseaux, une volée de piaillements aigus. Les trilles joyeuses du pinson répondaient aux mélopées lancinantes du rossignol, pourtant il ne s’agissait pas d’oiseaux, mais d’instruments à vent léger, ou de lyres dont les musiciens pinçaient les cordes, derrière les coulisses. Tandis que la cacophonie de cris, progressivement, trouvait une harmonie, au fond de la pièce, les panneaux de bois s'ouvraient et se fermaient, se croisaient et se superposaient par glissades, laissant apparaitre des traits de lumière argentée. Toute la pièce, peu à peu, se recouvrait de rayons lunaires, les uns éclairés par un faisceau étincelant, les autres plongés dans l'éclipse provoquée par les jeux de tiroirs ; des domestiques actionnaient de grands miroirs, dont les faces polies projetaient des disques blancs ici et là. Un visage qui était éclairé se retrouvait la seconde d'après plongé dans les ténèbres, dans une succession d'éclairage et d'obscurité qui éblouissait les yeux. Une brume laiteuse, sortie des ouvertures des panneaux, se mit à recouvrir les murs de la pièce, descendant vers le sol pour y tapisser les planches. Bientôt, toute la salle était remplie d'un brouillard dense ; l'air humide se rafraichit rapidement, alors que les rayons, éclatants de blancheur, continuaient de zébrer les lieux. Les verres et les coupes jetaient des reflets blafards, les plats même se couvraient d’une pellicule de givre, qui formait un cristal délicat sur les pintades rôties, les couverts, les plis des nappes.
Nalys Douce-aurore, drapée d'une longue robe d'apparat, se profila entre deux panneaux coulissants. Son habit élégant, blanc comme la nacre, était fait d’une étoffe plus légère encore que la brume alentour. La danseuse exécuta une révérence calme pour saluer l’assemblée, puis du bout des doigts, elle poussa avec douceur les panneaux. D'un pas sautillant mais harmonieux, elle glissa au milieu de la pièce, escortée par les trilles des fifres, les instruments à vents et les fredonnements diffus de la chorale. Sa dance était plus calme, moins endiablée que la précédente ; elle glissait, se penchait d'un côté puis de l'autre, élevait les bras pour accompagner les mouvements des rayons lunaires. Ses mains effilées rassemblaient le brouillard pour mieux le laisser glisser entre ses doigts. Dans le même temps, chacun de ses sourires, chacun de ses gestes semblait commander aux rayons qui, s'ouvrant ou se fermant, montaient et descendaient avec les accords de la musique.
Ses chevilles légères l'amenèrent près des tables où, bientôt, elle sauta pour onduler devant les convives, son corps élastiques agitant sa robe dans un froufrou envoûtant, captivant ; elle montait et descendait, faisant onduler ses bras, ses poignets et ses mains devant elle. Tantôt elle basculait en arrière, tantôt elle se penchait en avant, accompagnée par les oscillations de lumière. Ses pieds, ses rubans, ses mains glissaient dans l'air, attiraient la brume et les regards des spectateurs. Un moment elle semblait vouloir caresser le menton de l’un, puis l’instant d’après elle pivotait sur elle-même, avec toujours la même lenteur mélancolique, elle s’ensauvait d’un pas trainant et se tournait vers un autre. Elle dansait sur une table, puis sur une autre, se contorsionnant avec une grâce infinie, son corps captant la lumière pour mieux la renvoyer, à travers le masque diaphane de ses vêtements vaporeux ; ses bracelets de cheville, son collier et ses bagues renvoyaient des reflets changeants et capricieux. Elle souriait, inclinait la tête et la relevait, imitant les roseaux sous la brise du vent, les murmures des arbres sous la caresse du vent, ou les plumes de la chouette, quand, silencieuse, elle traverse les sous-bois, quand la lune est haute. C’était la danse des origines, la naissance du peuple des Elfes, il y avait bien longtemps, sur les berges du lac d’éternité : sous les rayons bienveillants de la lune, elle évoquait l’avènement de sa race, le premier éveil des enfants d’Elune.
Puis soudain les panneaux de bois, au fond de la salle, s'ouvrirent tous à la volée, et la lumière devint éblouissante ; les panneaux se refermèrent dans un claquement sinistre, les flûtes se turent, et quand les spectateurs purent rouvrir leurs paupières, la danseuse, à son tour, avait disparu.
A nouveaux les applaudissements fusèrent ; Vertepierre observa que cette fois, l'ambassadeur avait paru plus intéressé par la représentation, et avait même daigné hocher de la tête avec un sourire appréciateur. Laëthe, plus généreuse, applaudissait à tout rompre. De son côté, le chaman Furbolg, portant une bouteille remplie de vin à sa bouche, gloussa que, dans sa tribu, on se dandinait avec autant de grâce, sinon plus.
La troisième partie du spectacle, cependant, arrivait déjà. Comme chaque spectateur, faisant à nouveau silence, retrouvait la vue après l'éblouissement précédent, chacun put constater que la troisième danseuse était déjà là, au centre de la pièce. Fraeya s'était avancée sans prévenir, dans le tumulte de la transition, et personne ne l'avait remarquée. Le silence revint aussitôt. Elle était droite, au centre de la pièce. Ses pieds étaient joints, et son visage penché en avant, recouvert de tatouages d’un bleu luisant. Elle portait une longue robe fuselée, décorée de motifs floraux. Sa tenue était attachée par plusieurs broches, à l'épaule, à la taille ou sur la hanche : des bijoux argentés évoquant des feuilles ou des chapelets de rosée. Sa robe avait deux longues manches larges, recouvrant ses bras jusque sur ses mains, qu’elle avait croisées devant elle. Ses cheveux, quant à eux, cascadaient négligemment sur ses épaules ; cependant les perles des broches, les pierreries des épingles montraient que sa coiffure était recherchée ; plusieurs mèches ondulées tombaient de part et d’autre de son visage. Elle relevant le front pour embrasser la salle du regard, les yeux fixant le mur en face d’elle.
Accompagnée d'un crissement soudain d'instruments à corde, elle sauta pour atterrir accroupie, les bras écartés ; elle avait tiré de ses manches deux larges éventails, qu'elle avait ouvert d'un même mouvement. Ils représentaient, l'un une forêt sombre constellée d'étoiles, l'autre un ciel nuageux éclairé d'une pleine lune. Chacun se déployait en un demi-cercle de fin parchemin. Tout en ouvrant ou fermant ses éventails, elle commença à exécuter son numéro. Ses deux accessoires cachaient tour à tour ses yeux, sa bouche ou son cou, tandis qu’elle bondissait, frappait l’air devant elle ou tournoyait. Les accords des instruments de musique rebondissaient avec elle ou, lancinant, épousaient ses mouvements tantôt délicats, tantôt rapides.
C’était une danse étrange, comme la synthèse des deux précédentes. L’exercice était fait de moments de contemplation où, parfaitement figée, la jeune Elfe écoutait la musique et les battements de son cœur. Souvent elle fermait les yeux, pour mieux se caler sur le rythme des harpistes. Parfois elle bondissait telle une panthère, d’autres fois elle se changeait en statue vivante, dont même la respiration ne troublait pas la pose. Elle restait alors perchée sur un pied, les genoux fléchis ou les bras tendus ; l'instant d'après, elle sautait en arrière, glissait sur le côté ou effectuait une roue, retrouvant toujours son équilibre avec une aisance déconcertante. Cette danse, rapide, énergique, ponctuée de moments d'observation, évoquait une lutte contre des ennemis invisibles ; elle jaugeait son ennemi, parait un assaut que nul ne pouvait voir, esquivait, se défilait ou se dérobait, tournoyant sur un pied ; puis, comme en représaille, un éventail s'ouvrait pour former un bouclier de papier ; ou bien, se fendant en avant, elle repliait l'autre en guise d'épée courte, pointant une cible inconnue.
C'était un duel contre des adversaires fantômes, des figures impossibles, tracées par les mouvements du brouillard qui, à présent, prenait des teintes orangées, rougeoyantes ou dorées. Chaque mouvement d'éventail repoussait la brume, frôlait les visages des spectateurs ou arrachait du sol une colonne de fumée. Elle évoquait la lutte du peuple Elfe depuis ses premiers temps : les guerres contre les Hurans, les Trolls ou les nombreuses autres menaces qui avaient barré la route aux enfants d’Elune. Fraeya, bien sûr, n’avait pas connu ces époques reculées, mais dans les villes frontières comme Vertepierre, la menace toujours présente des autres nations de Kalimdor était réelle ; les contes évoquant les luttes passées de la race elfique parlaient particulièrement aux habitants de ces régions disputées. C’était d’autant plus vrai pour une orpheline de père. Mais Fraeya sublimait les craintes, les angoisses et les peurs de la guerre, elle les changeait en quelque chose de beau et de magnifique : une guerre haletante et perpétuelle pour la survie, qui se métamorphosait, le temps d’une danse, en un art que peu de choses pouvaient égaler.
A nouveau les éventails s’ouvraient et se fermaient, pour balayer le brouillard, protéger le visage de la jeune Elfe ou cingler l’air autour d’elle. La cadence de la musique s’accélérait. Fraeya, cependant, sautant d'un pied sur l'autre, s'approchait de la table centrale. Sa robe voltigeait autour d’elle, s’enroulait puis se déroulait autour de ses hanches au hasard de ses mouvements, tandis que ses deux mains faisaient glisser ses éventails le long de ses bras, de son buste ou de ses cuisses. Du coin de l'œil, elle observait l'autre bout de la salle où, toujours silencieux, le mystérieux étranger ne bronchait pas. Assis entre les convives fascinés par la danse, il restait de marbre, sa face toujours dissimulée par l’ombre de son capuchon. Il était impressionnant, dépassant presque d’une tête ses voisins. Elle ne pouvait pas le manquer. En revanche, elle ignorait s’il l’avait reconnue, ou s'il se souvenait de sa robe. Elle avait exécuté son spectacle en commençant par sa table, mais n’était pas restée devant lui plus d’une minute ; il n'avait manifesté aucune réaction quand elle avait évolué devant lui, et le numéro devait continuer.
Pourquoi cherchait-elle à attirer son attention ? Elle ne le connaissait pas, après tout. Elle aurait dû confier ses doutes à ses amies plutôt qu’à cet inconnu. Mais il s’était trouvé là au moment où elle en avait eu besoin. Peut-être voulait-elle une réaction de sa part, parce qu’il était le seul à avoir réagi à ce qu’elle ressentait. Fraeya se sentit décontenancée, et faillit perdre la mesure. Elle se rattrapa et se concentra à nouveau sur son spectacle. L’étranger, lui, tourna imperceptiblement la tête vers l’ambassadeur. Pourquoi alors restait-il si détaché ? Elle eut aussitôt le sentiment que sa visite et celle de Maradon n’étaient pas une coïncidence. Ce qu’il avait en tête, cependant, restait une énigme. Cependant, elle n’avait pas le temps d’y réfléchir. Quoiqu’il se passe, elle devait continuer jusqu'au bout l'objectif qu'elle s'était fixé. Le cœur battant la chamade, elle rassembla deux éventails dans une main et détacha l'agrafe de son épaule gauche, tournant sur elle-même pour en détacher le voile, qui glissa en spirale sur son coude ; les éventails accéléraient toujours plus leurs mouvements circulaires, et d'un pied sur l'autre, elle bondissait, repoussait un nuage de brume, contournait un autre. Une à une les attaches de sa robe se défaisaient, et les pans de tissu se froissaient sur son corps. Elle n’était pas dénudée, mais la robe dégringolait sur ses coudes ou ses hanches dans une avalanche de taffetas, dont les reflets luisants accentuaient encore le rythme effréné de ses déhanchements. Elle se changeait en tornade de gestes, les éventails à présent formaient des cercles tournoyants qui troublaient la vue. Elle plongea ses yeux dans ceux de l'ambassadeur ; Maradon, une lueur amusée dans le regard, ne la quittait pas des yeux. Elle serra les mâchoires mais se força à sourire. Elle avait fait de son mieux pour oublier la présence de ce vieux bouc, mais elle se rappela soudain qu’il était là depuis le début. La seule idée de se produire pour le plaisir de ce dépravé marqua son esprit au fer rouge. La musique s’accélérait, elle approchait de l’apothéose. Fraeya tournoya une fois, deux fois, trois fois. Elle atterrit accroupie devant l’ambassadeur et se releva avec lenteur, les bras tournés vers le sol, comme un oiseau prenant son envol, alors que les flûtes, enfiévrées, rugissaient le triomphe de la race Elfe.
D’un revers d’un de ses éventails, elle souffleta la joue de l’émissaire. Maradon étouffa aussitôt son sourire libidineux, le remplaçant par une grimace effarée. Il porta une main à sa face et constata qu’il en perlait du sang. La musique s’interrompit aussitôt et des hoquets de stupeur fusèrent ici et là. Miel-de-neige, étonné, reposa son assiette : il n’avait sans doute jamais vu ça dans sa tribu.
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Karitas
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Posté le: Mer 3 Mai - 16:21 (2017) Sujet du message: L'histoire de Fraeya Sacrebois |
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Dans le moment d'attermoiement qui suivit, tout s'enchaîna très vite. Maradon se leva de sa place, affichant une mine de plus en plus menaçante. La belle assurance de la jeune fille vola en éclats quand la main du conseiller s'agrippa à sa gorge, aussi rapide que la serre d'un aigle. A l'instant où les doigts puissants de l'émissaire touchèrent son cou, Fraeya sentit toute son énergie la quitter ; elle était déjà à bout de souffle après sa danse, mais la torpeur qui s'empara d'elle n'avait rien de naturel. Elle entendit des murmures dans sa tête, des ricanements sinistres et les crissements d'ailes d'insectes. Ses mains lachèrent ses éventails et ses bras, ses jambes, tout son corps se désarticula, telle une marionnette sans vie. Maradon fit trois pas en avant, enjambant facilement la table et les restes du repas, pour gagner le centre de la salle. Il tenait la jeune Elfe à bout de bras, devant lui, braquant sur elle deux sourcils froncés. Sa bouche était déformée par un rictus vicieux : "Tu vas regretter ton geste, insolente... Nul ne frappe un ambassadeur de la reine sans en payer le prix !"
Les spectateurs, interdits, ne savaient comment réagir, surpris par la violence soudaine de cet Elfe d'un âge avancé, si indolents quelques minutes plus tôt. La première à réagir fut tout de même la mère de Fraeya, qui par un instinct indéfinissable, sentit que ces menaces n'étaient pas à prendre à la légère. Une sorcellerie était à l'oeuvre et sa fille en souffrait déjà. Elle bondit aux côtés de Maradon avant tout autre, et s'interposa en posant une main sur le bras tendu du vieil Elfe : "Ambassadeur, laissez-la, pardonnez-la..." Maradon tourna la tête vers la capitaine, perplexe. "Elle ne sait pas ce qu'elle fait, il ne faut pas lui en vouloir... -Je ne peux pas oublier le crime qu'elle a fait. Frapper un émissaire, c'est frapper la Reine Eternelle elle-même. La sentence doit être une mort rapide. -Dans ce cas, prenez ma vie plutôt que la sienne ! Insista Nareya. -Proposition acceptée", grogna le plénipotentiaire. D'un geste négligent de la main, il tendit les doigts vers la mère de Fraeya ; des rubans d'énergie verdâtre apparurent entre le corps de la femme et les griffes du vieil Elfe, drainant toute énergie du corps de la victime ; un instant pantelante, les bras écartés, le visage déformé par la douleur, elle bascula en arrière avec fracas, au milieu de la vaisselle du festin. Le vieil Elfe, avec un sourire satisfait, rejeta derrière lui Fraeya, l'envoyant rouler à côté de sa mère, tremblant de soubresauts et hoquetant pour retrouver son souffle.
Tandis que Laëthe, pleine de sollicitude, se précipitait au chevet des deux femmes à terre, l'ambassadeur examina la pièce en croisant les doigts. La situation était confuse ; plusieurs gardes locaux ou de son escorte avaient posé la main sur la garde de leur sabre. Certains haussaient le ton avec des cris de protestations, d'autre murmuraient que justice avait été rendue. Le gouverneur Vertepierre, l'air grave, observait Maradon, clairement désapprobateur. Après un petit rire circonspect, Maradon, la mine superbe, une moue de défi sur la bouche, darda son regard affûté sur les convives : "Qu'est-ce que ce vent qui souffle sur toi, ô mon peuple ? Toi, es-tu du côté de ces femelles rebelles ? Et toi, prends-tu le parti de la rebellion ? Serait-ce l'air vicié de la discorde qui emplit mes narines ? Quoi, je suis venu en ami et en protecteur, et voilà comment vous me remerciez ? En me frappant et en m'insultant !"
Plusieurs convives protestèrent de leur amitié pour lui ou de leur fidélité envers la reine, mais quelques-uns grommelaient encore à mi-voix. Vertepierre n'était pas convaincu et s'était levé, jetant un oeil à ses soldats présents, mesurant ses moyens d'action. Maradon comprit son manège et poursuivit sa péroraison :
"Est-ce vraiment le murmure de la sédition ? Après tout ce que la reine a fait pour vous, après l'offre inégalée que je vous ai apportée... Oseriez-vous vous opposer à un représentant de votre souveraine ? A un frère, un père qui vous fait don de l'éternité ? -Avec tout le respect que je vous dois, grommela Vertepierre sur ses gardes, vous n'avez pas le droit de rendre justice sur ces terres. Vous n'auriez pas dû vous en prendre à ces femmes. -Je supplée à votre manque de discipline, répliqua Maradon, tançant vertement le gouverneur. Cette enfant (il pointa un doigt crochu vers Fraeya, qui, le cou violacé, était encore à genou, secouée de tremblements et de haut-le-coeurs) a osé porter la main sur moi ! Je représente l'impératrice, elle ne devrait même plus vivre. Je suis trop clément... -Belle clémence en vérité, répondit Laëthe en portant deux doigts sur la gorge de Nareya. Est-ce là tout l'amour dont votre règne est capable ? -Je n'ai pas à rendre compte de mes actes. Ou vous obéissez, ou vous serez écrasés. Il n'y a pas de place pour les récalcitrants, sous les bannières de la Légion. -Vous représentez tout ce que je hais... Siffla Fraeya, encore choquée, luttant pour ne pas vomir. Le contact avec la main du dignitaire lui avait laissé un dégoût horrible qui lui donnait la nausée. -Je représente un nouveau monde, répondit Maradon en écartant les mains. Ceux qui, reconnaissant, accepteront nos promesses, recevront la vie et la gloire éternelle. Ceux qui, comme toi, sont assez stupides pour s'opposer à ce nouvel ordre, finiront dans la honte et l'oubli. Vous avez encore le droit de choisir votre camp, Elfes des bois... Mais choisissez vite, et choisissez bien. L'heure approche où vous devrez répondre à cette question : voulez-vous marcher avec nous et vivre, ou périr en vous opposant à l'inéluctable ?"
Les chuchotis reprirent de plus belle dans l'assemblée, quelques-uns élevant la voix pour acclamer l'ambassadeur, d'autres pour le huer. Aussi alléchantes que soient ses promesses, il n'en apportait aucune garantie, et la mort de la capitaine plongeait les locaux dans la confusion : elle était appréciée de tous. Cependant, ce meurtre de sang-froid, pratiqué avec une sorcellerie inconnue, ainsi que la dignité de l'envoyé royal, retenait encore les protestations ouvertes.
Laëthe releva la tête après avoir examiné la capitaine inanimée, et jetant un regard incisif à l'ambassadeur : "Elle est morte... Vous l'avez tuée !"
Fraeya tourna la tête vers le corps sans vie de sa mère, et réalisa soudain ce que cela signifiait. Ce monstre avait bel et bien tué sa mère ! Une haine noire bouilla dans ses veines, et d'une main tremblante, elle ramassa un de ses éventails, qui trainait encore près d'elle.
"Selon son souhait, ironisa Maradon en tournant un regard dédaigneux vers la Dame d'émeraude. -Vous n'aviez pas le droit de... Répéta Vertepierre en marchant vers lui. -J'ai tous les droits ! L'arrêta Maradon en le pointant du doigt. Seriez-vous opposé aux décisions de la Reine ? Je devrais vous faire exécuter, vous aussi, pour insubordination ! -Vous allez trop loin, émissaire ! Gronda Vertepierre. Gardes ! -Et que comptez-vous faire ? Le coupa Maradon. Me tuer ?"
Il partir d'un rire goguenard et marcha au-devant du gouverneur incantant dans une langue sinistre et inconnue. Les mains de l'ambassadeur se changèrent en pattes démesurément grandes, ornées de griffes noires acérées. Vertepierre esquiva une gifle de la part de Maradon et dégaina une dague pour se défendre, la plantant au côté du sorcier. Maradon partit d'un nouveau rire sardonique et, sans même être gêné par la lame plantée dans son côté, referma une serre sur la tête de Vertepierre et la broya contre sa paume. Le corps du gouverneur tomba à ses pieds, et le bourreau secoua négligemment ses doigts pour en faire ruisseler le sang frais. Un cri d'horreur parcourut l'assistance. Cette fois, il s'agissait d'un meurtre en bonne et due forme. Laëthe écarquilla les yeux puis jura en draconique. Miel-de-neige fronça ses sourcils broussailleux et renversa sa table en rugissant de colère. Autour d'eux, chacun avait tiré son épée, son poignard ou son glaive lunaire, prêt à égorger son voisin.
"Allez-y, attaquez-donc, gloussa Maradon en haussant les épaules. Je ne peux pas mourir. N'avez-vous pas encore compris ? Je suis un dieu et vous êtes des fourmis !" Il retira la dague de son flanc, et l'envoya rouler au sol, tandis que sa blessure se refermait à vue d'oeil. Il ajouta : "Que comptez-vous faire à présent ? Aucun de vous ne saurait m'atteindre !"
Il avait à peine fini de parler qu'une colonne de flammes vertes sortit du sol entre ses pieds et le baigna de flammes. Il resta immobile, interdit, sentant la chaleur irradier tout autour de lui. Aussitôt ses cheveux noircirent et tombèrent, sa peau se délitta et ses vêtements se recroquevillèrent en lambeaux cendreux. Sa silhouette s'élargit de deux grandes ailes de peau et d'os, son crâne se durcit sous l'effet du souffre ardent, révélant une machoire carrée, deux cornes torsadées, des yeux d'un rouge sanglant. C'était l'apparence typique de ce qu'on appelait un Nathrezim. Il hocha de la tête et balaya la pièce du regard et s'arrêta quand il tomba sur l'étranger qui, à présent debout, s'avançait vers lui d'un pas lent. "Tiens tiens, un pratiquant des rûnes démoniaques ? Bien joué..."
Rathoran était impatient de lui faire rendre gorge. Depuis plusieurs semaines, il traquait ce démon dans le bois de Kalimdor ; il ne pensait pas qu'il se rendrait ici, et il avait choisi de le laisser révéler lui-même sa vraie nature. Hélas, il n'avait pas anticiper la tournure des derniers événements. Il regrettait la perte d'innocents et voulait mettre un terme au massacre, le plus vite possible. Son intervention précipitée, cependant, arracha un nouveau sourire à Maradon : "Que viens-tu faire ici ? Demanda le démon. Tu piques ma curiosité... frère. -Je n'ai rien à voir avec vous !" Siffla Rathoran en retirant son capuchon.
Ce faisant, il révéla son visage bleu pâle, anguleux, entouré d'une épaisse chevelure d'un noir corbeau. Des bandelettes lui enserraient les tempes et cachaient ses yeux. Il avait une mine austère et implacable, qui fit reculer les Elfes les plus proches. Il était à présent à quelques mètres de sa cible ; Maradon tendit une griffe dans sa direction, projetant un vol de chauve-souris spectrales. Les animaux, faits d'une matière grouillante horrible, filèrent droit vers le chasseur de démons ; celui-ci, d'une détente impressionnante, rejeta son manteau et bondit jusqu'à une des poutres qui soutenait le plafond. Le tintement de deux lames métalliques qui s'entrechoquent résonna dans l'air, comme la silhouette recroquevillée du traqueur brandissait dans ses mains deux glaives recourbés d'une taille démesurée ; ces armes aux bords dentelés palpitaient de runes rouges menaçantes. Maradon ne se départit pas pour autant et ricana en levant la tête vers son adversaire : "Et que comptes-tu faire au juste ? Les empêcher de nous rejoindre ? Je leur ai déjà dit la vérité. Seuls des fous refuseraient notre main tendue. -Ce que vous avez oublié de leur dire, répliqua Rathoran de son perchoir, c'est que le peuple Elfe, et même les Bien-nés, n'ont pas tous embrassé votre cause. Nombreux sont ceux qui ont refusé de devenir esclaves, et qui luttent contre votre Légion maudite. -Ceux-là seront écrasés, ricana Maradon. Alors à quoi bon en parler ? -Pour rappeler à tous les Elfes ici présents qu'ils ont encore le choix. -Entre la vie éternelle et la mort, persiffla Maradon sur un ton menaçant. -Un choix qui mérite réflexion", conclut l'étranger.
Les serviteurs, les gardes et les autres convives, choqués, commencèrent à gronder des menaces, se levant pour défendre la mort de Vertepierre. La nature monstrueuse de l'ambassadeur en avait révulsé plus d'un. Les villageois voulaient venger celui qui, plus qu'un maitre, avait été un protecteur et un ami. Maradon jeta un regard circulaire et méprisant, tandis que l'étranger, sur un ton implacable, commenta : "Voyez : ils ont fait leur choix. -Ainsi soit-il, cracha Maradon en étendant les bras. Quand vous serez tous réduits en cendres, il sera trop tard pour le regretter !"
Rathoran fronça les sourcils et comprit juste à temps ce que son ennemi avait en tête. Il bondit avec une grâce surprenante, droit sur le démon, ses glaives rougeoyants prêts à l'égorger. Malgré sa vitesse incroyable, Rathoran arrivait trop tard. Une seconde avant qu'il n'effleure le Nathrezim, ce-dernier laissa une vague d'énergie enflammée irradier de son corps. Cette déflagration de feu jaillissant des bras et des ailes de l'ambassadeur, transforma en un instant la salle de banquet en un brasier de flammes vertes.
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Karitas
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Posté le: Lun 15 Mai - 13:11 (2017) Sujet du message: L'histoire de Fraeya Sacrebois |
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Chapitre septième
Fraeya sentait encore sa poitrine se comprimer, comme une marque sombre s'estompait de sa gorge ; la main refermée sur son cou elle reprenait peu à peu son souffle, écarquillant les yeux. L'espace d'une seconde, elle avait senti sa vie la quitter. A présent, tâtonnant à quatre pattes dans la pièce, elle reprenait peu à peu conscience de son environnement. Ses doigts hésitants frôlèrent le bras sans vie de sa mère. Autour d'elle, un feu roulant dévorait tout : tables renversées, tentures et invités. La jeune Elfe réalisa peu à peu ce qu'il se passait. Des flammes vertes embrasaient la pièce. A droite, à gauche, derrière elle, des combats meurtriers résonnaient, les serviteurs de l'émissaire ayant dégainé des dagues ou transformé leurs mains en griffes. Leurs visages grimaçants proféraient des malédictions. Les autres convives, surpris, se défendaient de leur mieux, parant avec ce qui tombait sous leur main. Les quelques gardes répliquaient à grands coups de glaives lunaires, tandis que des corps encore palpitants jonchaient le plancher. Des serviteurs, affolés, tentaient encore d'éteindre l'incendie, mais c'était peine perdue ; le plafond avait déjà pris, tandis que les panneaux de toile se recroquevillaient en cendres verdâtres. Les couloirs voisins se remplissaient d'une fumée noirâtre, et on voyait en sortir des gens perdus, toussant et crachant. Au centre de la pièce, Maradon luttait contre Rathoran, levant ses doigts crochus contre les glaives géants du chasseur de démons. Tous les deux tournaient dans la pièce, se jaugeant du regard, abattant leurs mains pour tenter de trouver une faille dans la défense de son adversaire ; ils sautaient par-dessus le mobilier enflammé, au mépris du brasier. La chaleur ardente semblait ne pas les incommoder. Tout en se déplaçant dans la pièce, Rathoran essayait d'acculer son adversaire dans un coin ; quand il passait à proximité d'un autre corps-à-corps, il décapitait un traitre d'un revers de ses glaives, ou envoyait bouler au loin un loyal défenseur, pour lui éviter de prendre un coup perdu. Maradon, lui, ricanait furieusement et cinglait de ses griffes quiconque passait à portée, y compris ses propres séides. Fraeya chercha frénétiquement une arme, retrouva un de ses éventails. Le manche de l'instrument était chauffé à vif, elle serra les dents et ignora la douleur. Elle voulait se venger, et seul cela comptait. Cependant, l'incendie redoublait d'intensité de seconde en seconde. La chaleur commença à faire rougir les ailes de l'ambassadeur, à nimber d'étincelles le moindre élément du décor. Dans une bourrasque de chauves-souris noires, à l'odeur méphitique, l'émissaire Maradon disparut de la pièce ; et l'essaim putride qui l'avait remplacé fonça droit sur Rathoran. Ce-dernier bondit en arrière de plusieurs mètres et encaissa la vague noire en faisant de grands moulinets, tranchant les ailes et les pattes de plusieurs des volatiles maléfiques ; mais le reste de la nuée lui écorcha les épaules, avant de disparaitre dans un des corridors. Sans dire un mot, le chasseur de démons s'élança à la poursuite de sa proie. Fraeya, titubant d'une jambe sur l'autre, leur emboita le pas. Dans les couloirs du manoir, la fumée brûlante recouvrait tous les plafonds. Elle s'épaississait de minute en minute, tandis que, en touchant les parois de bois, on pouvait sentir le ronflement des flammes dans les pièces voisines. La structure du plafond craquait dans un bruit sinistre, menaçant de bientôt s'effondrer. Ici, les corps de nombreuses servantes, domestiques et valets entravaient la progression. Certains étaient morts étouffés, ou portaient des brûlures trop graves. D'autres avaient été poignardés dans le dos. A certains croisements, des gardes de Vertepierre luttaient encore avec les assassins, des Elfes déformés aux bras couverts de fourrure, aux visages anguleux ornés de cornes grotesques. Les agresseurs n'avaient plus rien de commun avec leur peuple, à présent, comme si un voile d'illusion s'était soudain brisé. Ils révélaient toute leur sauvagerie, éventraient les défenseurs à coups de cornes ou les mordaient avec leurs crocs acérés. Désorganisés, inférieurs en nombre, les soldats fidèles reculaient pied-à-pied, repoussés par le feu ou l'envahisseur. Fraeya avait perdu de vue le monstre qui avait tué sa mère ; elle courait et toussait, tout en essayant de garder son équilibre ; sa récente agression, cumulée à la fournaise étouffante, lui donnaient le tournis. Au prix d'un considérable effort de volonté, elle essaya de retrouver son chemin, et tenta de se diriger vers le hall principal et la sortie, où elle supposait que Maradon se rendrait. Elle connaissait mieux la disposition des lieux que lui, et elle aurait peut-être une chance infime de le rattraper. Elle tomba nez-à-nez avec un de ces Elfes corrompus, qui l'accueillit avec un ricanement nasillard. Elle était échevelée, la sueur plaquait les cheveux sur son front, sa robe de danse était déchirée. Elle devait faire pitié à voir. Elle referma son éventail et décrivit un cercle avec sa tranche, sautant sur son adversaire. Le rire de l'abhérration se changea en gargouillis, quand il se fit ouvrir en deux la gorge. Une giclée de sang noir éclaboussa le mur, il bascula en arrière et elle atterrit accroupie sur le buste de la bête. Sans s'arrêter elle continua sa route, traversa deux croisements, dévala un escalier quatre-à-quatre. Dans le couloir suivant, une autre bataille faisait rage : le capitaine des draconides, fou de rage, rugissait en brandissant sa hache géante, l'abattant sur tout ce qui s'approchait de lui : "Sauvez la dame ! Beuglait-il ! Trouvez la maitresse et protégez-la !" Accompagné d'une petite poignée de ses soldats à écailles, il cognait les murs en bois, traversait les cloisons, embrochait et balayait toute opposition. Une lueur hallucinée dardait dans ses rétines, et la même détermination animait son escorte. Sans doute épouvantés à l'idée de voir sa maitresse mourir, le chef draconide ne faisait que peu de cas de qui il fauchait dans sa progression : il voulait arriver à temps pour la sauver et rien d'autre ne comptait. Il avait croisé Fraeya dans les bois et savait qu'il s'agissait d'une alliée, mais dans sa rage, il l'aurait probablement piétinée sans même y faire attention. La jeune fille estima qu'elle n'était pas de taille et elle s'esquiva dans une pièce voisine, dont la porte était entrebâillée. C'était un petit réduit où la fumée acre remplissait presque tout l'espace. Elle retint sa respiration et pria Elune pour que le lézard furieux n'ait pas l'idée d'y chercher dame Laërte. Fort heureusement, le capitaine draconique passa devant sans s'arrêter, continuant à hurler ses ordres : "Ne vous arrêtez pas avant de l'avoir trouvée ! Protégez la dame d'émeraude ! Pour Yseraaaaa !" Fraeya n'attendit qu'une seconde après le passage des reptiles géants, car le temps était compté. Elle n'était plus très loin de l'entrée principale du manoir, mais les derniers mètres furent les plus difficiles. La fumée bouillonnante était partout à présent. Des poutres enflammées, enrobées de ce feu jaune souffre, dégringolaient des niveaux supérieurs. Plusieurs pièces étaient entièrement effondrées. Elle dut faire plusieurs fois des détours. Les rires des ennemis, les hurlements des habitants, tout cela disparaissait dans le vrombissement continu du brasier. Un nouveau craquement épouvantable fit résonner toute la masse du château de bois ; il s'effondrerait bientôt. Fraeya arriva enfin dans le hall d'entrée ; elle n'y trouva nulle trace de Maradon, mais des corps sans vie gisaient un peu partout, certains réduits en morceaux palpitants, d'autres décapités avec une netteté surprenante. Plusieurs draconides, lardés de coups, étaient étalés en travers de la porte principale. Elle se précipita dehors et aspira l'air à pleines goulées ; l'atmosphère était encore chaude et acide, mais au moins elle n'inspirait plus ces particules de cendres qui lui brûlaient les poumons. Du haut de la colline, elle put juger de la situation critique : Vertepierre était massacrée de l'intérieur, la moitié des maisons déjà en proie aux mêmes flammes vertes. Il faisait encore nuit noire, mais les lueurs des incendies se découpaient autour des toits pentus, tandis que les nuages de suie cachaient les étoiles. Les bruits confus de luttes dans les rues montaient jusqu'à ses oreilles. Surtout, à peu près au-dessus de la grande place, elle distingua entre les colonnes de fumée un entrelacs d'énergies violacées, comme des rideaux maléfiques, des serpentins d'énergies corrompues qui tournoyaient et tourbillonnaient. Elle dévalait la colline à tout rompre, manquant de tomber à plusieurs reprises. Elle ramassa un glaive, près du corps d'un des gardes de l'enceinte du château. Armée de son éventail acéré et de la lame recourbée, elle se dirigea vers l'étrange maelström d'énergie. Sans en avoir la certitude, elle supposait que Maradon ne devait pas en être très éloigné. Dans les rues de Vertepierre, il y avait encore plusieurs combats, quelques habitants se défendant contre les assassins. Du haut des toits, des satyres cornus tombaient sur les patrouilles et les réduisaient en bouillie. Dans les ruelles, des meutes de chiens traquaient les citadins sans défense, les encerclaient et les dévoraient. Elle pouvait entendre les cris d'agonie épouvantable de la population massacrée ; dans les maisons voisines, elle entendait le tumulte de la vaisselle brisée, des meubles renversés. Elle aurait voulu pouvoir aider tous ces gens innocents. Mais elle avait trop peur que le chef ignoble de cette boucherie lui échappe. Elle vit une enfant, âgée d'à peine trente années, sortir de la porte d'une maison devant elle ; la fillette tomba dans sa précipitation. Derrière elle, surgissant de la même maison, un satyre s'approcha, les mains couvertes de sang frais ; le monstre lécha ses doigts avec un sourire narquois, tout en tendant une de ses mains vers la gamine. Le sang de Fraeya ne fit qu'un tour. Non, elle ne pouvait pas ignorer ce qui se passait autour d'elle. Elle jeta un dernier regard de regret vers la tornade de vents magiques, qui, à cent cinquante mètres à peine, s'épaississait de plus en plus ; puis dans un cri de désespoir et de haine, elle se jeta sur le bourreau. Dans un tintement sonore, les armes de l'Elfe s'abattirent sur les ongles noirs du démon. Le satyre haussa les épaules et lui décocha un coup de sabot puissant qui lui coupa le souffle. Fraeya tituba, cligna des cils ; elle aperçut vaguement, à travers les larmes de douleur, la masse sombre et osseuse de la poigne droite siffler droit sur son cou. Elle leva son éventail juste à temps pour prendre dedans les griffes de son opposant. Dans un déchirement froissé, le papier entrava l'attaque. L'instant d'après, la lame courbe de la Kaldorei se frayait un chemin jusqu'au coeur du tueur. Des silhouettes et des cris montaient des rues proches, Fraeya bondit aussitôt dans leur direction. Au-dessus de la place de la ville, le portail démoniaque achevait de se matérialiser...
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Karitas
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Posté le: Mer 25 Oct - 16:57 (2017) Sujet du message: L'histoire de Fraeya Sacrebois |
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Rathoran sauta par-dessus une poutre embrasée, ses deux ailes de peau tendue projetant une ombre inquiétante ; ceux qui, l'espace d'une seconde, avaient l'occasion de le voir traverser les salles du château en flammes, se souviendraient toute leur vie de cette haute silhouette, pareille à une chauve-souris monstrueuse, qui traversait les cloisons de bois dans une explosion d'échardes, sautait les marches des escaliers ou décapitait les satyres d'un simple moulinet de ses lames. Au début, rien ne semblait pouvoir l'arrêter, pas même la fournaise qui redoublait d'ardeur. Autour de lui, les murs s'effondraient, le plafond craquait dans des bourrasques de feu, des étincelles dansaient dans l'air. A chaque gorgée, il inspirait autant de fumée que d'oxygène. Même avec sa nature démoniaque, une telle atmosphère commençait à émousser ses sens. D'un battement rageur des ailes, il repoussa les panaches de fumée qui voltigeaient autour de lui et redoubla de vitesse. A présent qu'il respirait mieux, il pouvait progresser. Un pan de mur en lattes de bois s'écroula sur son épaule droite, il le repoussa d'un bras rageur, traversa la paroi gondolée, pour tomber nez-à-nez avec une mêlée où s'affrontaient gardes et assassins. Il distinguait, à travers les rideaux de cendres, les silhouettes étranges des Elfes, des draconides, des satyres. Il décrivit plusieurs cercles avec ses glaives, transperça les démons, puis bondit par-dessus les autres combattants avant qu'ils ne puissent réagir.
Il avait perdu de précieuses secondes dans cette échauffourée. Sans un mot pour ceux qu'il venait d'aider, il gravit un escalier latéral. Il avait repéré les mouvements de la fumée, qui s'engouffrait par gros tourbillons dans une cage d'escalier. Il devait y avoir une issue par-là : c'était une chance à saisir. Il connaissait trop bien son ennemi pour savoir que celui-ci ne s'éterniserait pas. Tant de temps passé à traquer sa némésis ne pouvait pas se finir sur un échec. Il déboucha sur une porte branlante, ruisselante d'étincelles, qu'il fracassa d'un coup de pied. Il bondit sur le rempart du bastion, entouré de volutes âcres, couvert de suie noire, de sueur et des giclées de sang dont ses victimes l'avaient éclaboussé.
Sur le parapet, plusieurs archers tentaient d'abattre d'immondes créatures ailées, sortes d'hippogriffes cauchemardesques aux ailes membraneuses et aux mufles remplis d'ichor vert. Sans prêter attention aux défenseurs, abrités entre les créneaux, Rathoran guetta l'une des créatures puantes, qui décrivait des cercles au-dessus d'eux en vomissant des flots de gangrefeu. Il s'accroupit en attendant le bon moment, puis sauta de la muraille quand la gargouille le survola. Il referma les griffes sur une des pattes arrières de la bête qui beugla de surprise. La seconde d'après, la tête du monstre chutait dans le sol, encore plus vite que le reste de son corps désarticulé. Rathoran, lui, ailes déployées, planait droit vers la ville en contre-bas. D'où il était, il pouvait sentir les colonnes de fumée monter des maisons incendiées, entendre les hurlements des habitants massacrés, accompagnés des rires sardoniques de leurs bourreaux.
Si quelqu'un avait voulu le suivre à la trace, cela n'aurait pas représenté une grande difficulté ; les rues derrière lui étaient bientôt jonchées de cadavres de démons, les uns décapités avec une netteté surprenante, les autres le corps broyé, renversé sur une pile de gravats ; quelques-uns étaient lardés de coups, leurs dépouilles exsangues gisant au milieu d'une mare de leur propre ichor vert. Tous ces meurtres témoignaient d'un art de donner la mort aussi brutal qu'efficace. Rathoran, cependant, ne faisait pas dans la finesse ; il était pressé d'en finir. Son vieil ennemi était de plus en plus proche ; il pouvait sentir des piccotements désagréables bourdonner le long de ses tatouages rituels, des murmures vibrer à ses oreilles. Le démon en lui cherchait sans doute à se rebeller, à l'empêcher de tuer sa némésis. Le chasseur de démons n'en avait cure ; au cours des derniers mois, il avait appris à étouffer la volonté de l'entité qui dormait dans ses veines. Une fois de plus, il réduisit au silence le monstre en lui.
Rempli d'une nouvelle détermination, il bondit par-dessus un petit muret, longea un mur, rencontra trois chiens gangrénés qu'il éventra d'un revers de ses deux glaives ; puis quittant le petit jardin, dont les arbres ronflaient sous l'assaut de flammes émeraude, il s'avança dans les ruines de ce qui avait dû être un joli petit manoir. D'après ses estimations, la place principale se trouvait derrière ce paté de maisons, et c'était là aussi que devait se trouver l'immonde raclure qui lui avait donné tant de fil à retordre. Les pans de mur tombaient en lambeaux, dévorés par un feu surnaturel que ni l'orage qui ébranlait le ciel, ni les efforts désespérés des habitants ne pouvaient éteindre. Les quelques serviteurs Elfes encore vivants abandonnaient définitivement les lieux pour tomber nez-à-nez avec les carnassiers flaellés, les garde-courroux et les gargouilles qui passaient de maison en maison, étripant tout sur leur passage.
Rathoran, malgré son sens du devoir, ne put totalement ignorer les hurlements de terreur des civils, qui se faisaient larder de coups sous ses yeux. Serrant les dents de dépit, il trancha la tête d'un démon cornu, repoussa un satyre avec tant de violence qu'il s'empala sur les bras d'une statue brisée, et finalement prit place au centre du hall principal de la demeure en ruines. Aussitôt les démons, remuant leurs mufles horribles, se regroupèrent pour donner l'assaut. Quelques domestiques emportaient des enfants vers l'arrière-salle, murmurant des prières à Elune. Le chasseur de démons secoua la tête, retenant une remarque amère sur cette déesse qui n'apportait que peu de reconfort en ces temps sanglants. En quelques instants, les piles de corps fumants entouraient les sabots du justicier.
Les diablotins se terraient derrière les murs en flammes, piaillant d'impuissance, tandis que le dernier chien corrompu, poussant des hurlements de douleur pitoyable, se trainait sur deux pattes. Il espérait échapper aux lames barbelées de Rathoran, mais celui-ci, en deux enjambées, trancha l'échine de la bête difforme. Ce qui restait de démons dans son champ de vision s'enfuit sans demander son reste. Le sang épais, huileux, qui éclaboussait les restes de son manteau de voyage, son corps musclé et les courbes de ses glaives, lui donnaient une allure de trépassé, de spectre agonisant aux portes de la mort. Mais la lueur verte qui irradiait dans ses orbites montrait à quel point il était bien vivant ; ce sang, ce n'était pas le sien.
Il n'accorda qu'un coup d'oeil désintéressé aux quelques survivants Elfes qui, dans son dos, n'osaient pas le remercier. En revanche, il accorda toute son attention à la Shivarra qui, déployant ses quatre bras armés de cimeterres, semblait décidée à lui faire obstacle. Ne pourrait-il donc jamais tuer son ennemi juré sans que des sous-fifres se mettent sur son chemin ?
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